jeudi 28 mai 2009

Le monstre à trois pattes

par Gilad ATZMON, 23/5/2009. Traduit par Marcel Charbonnier et édité par Fausto Giudice, Tlaxcala
Original : The Three-Legged Monster
Español : El monstruo de tres patas

Contrairement à ses frères et sœurs cosmopolites, qui diffusent le sionisme et le racisme tribal en se revêtant d’oripeaux libéraux et progressistes, Melanie Philips est, quant à elle, très directe. L’autre jour, elle a défini ce qu’est le sionisme, à ses yeux, d’une manière particulièrement limpide :

« Le sionisme », écrit-elle, « c’est simple : c’est le mouvement d’autodétermination du peuple juif. Et ce mouvement a plus de sens que n’importe quel autre mouvement de libération nationale, parce que le judaïsme repose sur trois pieds : le peuple, la religion et la terre. Qu’un seul de ces trois pieds vienne à être amputé, parce que sa légitimité aura été niée, et c’est l’ensemble qui s’écroule. C’est la raison pour laquelle l’antisionisme est bien davantage qu’une prise de position politique agaçante : c’est une attaque frontale, contre le judaïsme lui-même. »

Melanie Philips ne laisse que très peu d’espace à la spéculation intellectuelle. Pour elle, non seulement le sionisme est un mouvement national légitime, mais ce mouvement « a plus de sens que n’importe quel autre », parce qu’il « repose sur « trois pieds ».

À y réfléchir ne serait-ce qu’une seconde, c’est en effet, vraiment important, pour quelque chose, de reposer sur trois pieds. Personnellement, je ne repose que sur deux jambes (et des poussières…). D’ailleurs, à l’occasion, quand je me tiens debout, à poil, devant un miroir, j’aimerais vachement être le sionisme…

Comme l’affirme mordicus Melanie Philips, le sionisme est en effet un amalgame de trois ingrédients juifs : le peuple, la terre et la religion. C’est cette mixture même qui fait du sionisme un narratif épique triomphant. C’est cette mixture qui a fait du sionisme, de manière de plus en plus accentuée au cours du vingtième siècle, l’identifiant collectif symbolique du peuple juif. C’est le sionisme qui est parvenu à réinventer le peuple juif en tant que nation dotée d’une aspiration lucide idéologique, spirituelle et géographique. Pourtant, autant le sionisme est quelque chose de parfaitement logique pour de très nombreux juifs de par le monde, il a de moins en moins de sens pour ceux qui n’ont pas l’heur d’être « élus », c’est-à-dire pour tout le reste de l’humanité. La raison est simple : les juifs sont certes libres de célébrer collectivement leurs symptômes, mais ils ne sont pas exactement fondés à le faire, dès lors que c’est au détriment d’autrui.

Le sionisme s’est arrangé pour interpréter le judaïsme comme un permis brutal de piller et de massacrer. Il a transformé un texte spirituel en plan cadastral. Il a essentiellement inventé la nation juive. Il a alors assigné à la nation nouvelle-née sa mission d’aspiration géographique immorale, non sans certaines conséquences coloniales et raciste calamiteuses.

L’on est fondé à se demander comment le sionisme a réussi à avoir un tel succès, comment il a pu s’en tirer à aussi bon compte avec ses crimes, et comment il a réussi à agir de la sorte aussi longtemps. En fin de compte, la mixture empoisonnée composée de « terre », de « religion » et de « peuple » se situe aux antipodes de la narration culturelle et politique occidentale de l’après-deuxième guerre mondiale (faite de cosmopolitisme / multi-culturalité / multi-confessionnalisme / frontières ouvertes)

J’ai tendance à penser que l’équation établie par Melanie Philips : « sionisme = judaïsme » est la plus efficace de toutes les tactiques sionistes. Elle conduit à une paralysie sévère de l’opposition la plus humaniste au sionisme. La raison est évidente : des êtres moraux ordinaires ne savent pas de quelle manière dés-emberlificoter les nœuds générés par cette formule explosive qui les conduit à la critique d’un système religieux.

De fait, une des façons possibles consiste à contester l’équation de Melanie Philips. Non, le sionisme n’est pas l’équivalent du judaïsme : le sionisme n’en est qu’une interprétation bornée et radicale. Il s’empare de la notion morale judaïque de l’élection, et il en fait un vulgaire programme politique de suprématie. Loin d’être le judaïsme, le sionisme est, en réalité, le visage authentique de l’idéologie juive. Le sionisme est raciste, le sionisme est chauvin, le sionisme est avide de puissance ; mais il est différent du judaïsme, car celui-ci est centré autour de la crainte de Dieu, alors que le sionisme n’a absolument peur de rien. Par conséquent, il est correct d’avancer que le fait de s’opposer au sionisme revient à s’opposer à l’idéologie juive ou à ce que j’appelle, pour ma part, la « judéité » [jewishness, par opposition à judaism, NdE].

Il faut rappeler que le sionisme se considère lui-même comme un mouvement rationnel et éclairé. Jusqu’à un certain point, en tant qu’idéologie et que praxis, il tente de se comprendre lui-même, et il recherche des explications ou, à tout lr moins, des justifications en des termes rationnels et historiques (plutôt qu’en termes éthiques). Melanie Philips, il faut le dire, propose une argumentation cohérente. Elle dit : « voilà ce que nous sommes », en suggérant que « leur » enlever ce droit serait leur dénier « leur » droit à l’existence

Je pense que le cadre de raisonnement de Melanie Philips est correct : c’est sa terminologie qui, en revanche, est légèrement trompeuse. Le sionisme n’est pas égal à la religion, mais, bien plutôt, le sionisme et la judéité sont intrinsèquement connectés. Si nous voulons réellement nous opposer au sionisme, nous allons entrer inévitablement en conflit avec l’idéologie juive. S’opposer au sionisme, c’est reconnaître que nous avons un problème avec les « trucs juifs ». Toutefois, il convient de noter que si des sionistes tels que Melanie Philips sont fondés à suggérer une identité entre le sionisme et le judaïsme, l’opposant au sionisme ne devrait pas hésiter à faire de même, et donc à étendre la critique du sionisme à l’idéologie juive et à ce qu’il y a éventuellement, au-delà.

Je l’ai déjà indiqué, de nombreuses fois, par le passé : comme de juste, ce sont, de fait, des dissidents sionistes et des dissidents israéliens qui semblent promouvoir le discours antisioniste et, cela, pour une raison toute simple : les dissidents israéliens sont loin d’être réticents à dénoncer leur passé collectif, ou à réfléchir sur lui. Contrairement aux activistes de gauche de la diaspora juive, qui sont prompts à rejeter toute complicité dans les crimes israéliens en criant : « pas en mon nom ! », certaines voix israéliennes dissidentes tendent à assumer leur responsabilité directe. Ceux-là comprennent la notion de culpabilité, et ils la transforment en responsabilité. Il y a, de cela, un mois, le quotidien israélien Haaretz a publié un article d’Uri Avnery, dans son édition spéciale du « Jour de l’Indépendance d’Israël ». Cet article, intitulé « Vivre avec la contradiction » [Living With The Contradiction’], était la tentative d’un humaniste israélien de se colleter avec son propre péché originel, dans le cadre d’une perspective historique.

Avnery est un écrivain absolument étonnant. Bien que j’aie tendance à ne pas être d’accord avec lui sur diverses questions, l’homme est, sans nul doute, porteur d’un message rationnel, dans cet État maudit. Contrairement à Melanie Philips, qui soutient le sionisme de loin, Avnery a combattu dans les commandos en 1948. Il fut lui-même impliqué dans la création d’Israël. « Nous savions que si nous remportions la guerre, il allait y avoir un État, et que si nous étions vaincus, il n’y en aurait pas – et que nous ne serions plus là non plus, d’ailleurs ».

À la différence de Melanie Philips, qui ne fait que parler d’ « une terre », Avnery fut l’un de ceux qui envahirent la terre (de Palestine) et en chassèrent les habitants.

« Nous n’avons laissé aucun Arabe derrière notre ligne de front, et les Arabes firent de même ». Et pourtant, Avnery, contrairement à Melanie Philips, là encore, comprend que l’amalgame opéré par les sionistes entre peuple, terre et religion ne peut conduire qu’à la catastrophe.

Le péché originel d’Israël n’est pas exactement ce qu’on pourrait appeler une recette de paix.

« Comment, dès lors », demande Avnery, « pourrions-nous résoudre la contradiction entre nos intentions et nos sentiments de l’époque où nous avons établi l’État et où nous l’avons payé de notre sang, purement et simplement, et l’injustice historique que nous avons infligée à l’autre côté ? »

Avnery poursuit : « La résolution de cette contradiction est nécessaire à notre santé mentale, en tant que nation et en tant qu’êtres humains, et elle est le premier pas vers une réconciliation future. Nous devons avouer et reconnaître les conséquences de nos actes, et réparer ce qui peut l’être, sans en désavouer pour autant notre passé et notre innocence juvénile. » Avnery s’échine à expliquer, plutôt qu’à justifier le péché de 1948, et néanmoins, il est en quête de réconciliation… Il comprend que l’État sioniste ne pourra qu’être voué à la destruction, à moins qu’il ait le courage d’affronter son passé.

J’aimerais que ceux qui apportent leur contribution au discours de la solidarité avec les Palestiniens aient le courage dont font montre Melanie Philips et Avnery.

J’aimerais qu’à l’instar de Melanie Philips, nous ayons le courage de mettre le signe d’égalité entre le sionisme et le judaïsme - mais afin de l’utiliser comme un levier critique.

J’aimerais que nous soyons capables de considérer la Nakba, à l’instar d’Avnery, avec peur et tremblement – mais pour en tirer la conclusion nécessaire, c’est-à-dire en exigeant le droit au retour chez eux des réfugiés palestiniens !

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