jeudi 11 février 2010

Ça s’est passé dans « cette » Autriche-là : Justice politique, la veille de Noël 2009


par Vladislav MARJANOVIĆ, 8/2/2010.Traduit par  Michèle Mialane, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala
Leopold Figl, chancelier autrichien,
discours de Noël 1945

La justice des démocraties occidentales est bien étrange. Plus la chute du Mur de Berlin s’éloigne dans le temps, plus elle est susceptible lorsqu’on porte publiquement  des jugements sur des personnes impliquées dans des affaires de droits humains. La justice fait aussitôt entendre son courroux pour - diffamation !
Mais qu’est-ce que la « diffamation » ? Les interprétations de ce mot, que l’on trouve également dans les lois qui régissent les  médias, semblent plutôt élastiques. Un mot qui n’a pas plu et déjà vous êtes accusé d’atteinte à l’honneur des personnes. Que le jugement de valeur (moral de surcroît !) repose sur des faits avérés ou sur une interprétation étroite ne semble plus jouer de rôle. Le contexte n’importe pas. Seul le mot compte. En voici un exemple.
De mortui nihil nisi bene
Ça s’est passé en Autriche. Le 31 janvier 2006 Liese Prokop, ex-Ministre de l’Intérieur est morte subitement. De toute évidence la défunte était appréciée de ses collègues. L’ex-sportive de haut niveau, médaillée d’argent de pentathlon aux Jeux Olympiques de Mexico en 1968, est entrée peu après en politique, dans l’aile droite du parti conservateur  ÖVP. Ce qui lui permit d’être la bienvenue  dans le gouvernement de coalition que l’ex-chancelier Wolfgang Schüssel a formé en 2004 avec le parti d’extrême-droite FDP. La toute nouvelle Ministre de l’Intérieur se mit immédiatement au travail.  Elle réforma la police et se montra dure et inflexible envers les demandeurs d’asile. Elle entreprit d’amender (autrement dit de restreindre) le droit d’asile et des étrangers, en particulier parce qu’elle estimait que 45% des musulmans étaient rebelles  à toute intégration.
Le décès subit de la ministre fut déploré par tous les partis. Wilhelm Molterer, Secrétaire général en exercice du Volkspartei (ÖVP) était « sans voix ». Alfred Gusenbauer, alors Président  du Parti social-démocrate et futur chancelier, salua une « femme d’envergure » et une «  politicienne hors du commun », tandis qu’Alexander von Bellen, qui cette année-là présidait aux destinées des Verts, loua l’esprit d’ouverture de la défunte ministre. On fit ensuite à celle-ci des obsèques solennelles, auxquelles assista la plus haute instance morale du pays, le Président fédéral autrichien.
Pendant que les VIP célébraient un deuil public, un homme du commun osa exprimer un  autre avis. C’était le dirigeant de l’association «  Asyl in Not » (Droit d’asile en danger, NdlT), Michael Genner. Moins de 24 heures après la mort de Madame Prokop, il publia un communiqué qui débutait ainsi : « Une bonne nouvelle en ce début d’année : Madame Prokop, Ministre de la Torture et de la Déportation, est morte. Le souvenir des souffrances endurées par des personnes recherchant désespérément, mais en vain, un abri, restera pour toujours lié à son nom. » et s’achevait par cette sentence : « Madame Prokop était une criminelle en col blanc, espèce dont la cruelle histoire de ce pays offre nombre d’exemples. »
 
Ces paroles, publiées dans un simple communiqué d’une association, firent l’effet d’une bombe. Tous les journaux conservateurs autrichiens (il n’en existe d’ailleurs pas d’autres), depuis la « Presse » jusqu’au journal du métro, « Heute », clouèrent au pilori le manque de cœur de son auteur. De mortui nihil nisi bene (Des morts, on ne doit parler qu’en bien) : les médias rappelèrent la bonne vieille coutume que respectaient les peuples de l’Antiquité. Comme l’article de Michael Genner y faisait infraction, la famille de la défunte s’en mêla et de sa propre initiative (ou peut-être pas ?) porta plainte pour diffamation.
« J’en appelle à la liberté de la presse »
Le premier procès a eu lieu le 25 mai 2007 et n’a duré qu’une demi-heure. La juge Lucie Kaindl-König s’est efforcée de traiter les faits avec grande objectivité. À ses yeux, peu importaient les excuses écrites formelles que Genner avait présentées le 8 janvier pour la phrase incriminée. Et encore moins la tragédie vécue par les réfugiés et leurs familles du fait des mesures renforcées qu’on leur avait appliquées lorsque  Madame Prokop était ministre et des maltraitances qui en avaient été le corollaire. « Le Tribunal sait bien que les réfugiés subissent un traumatisme du fait de la rétention administrative » déclara la juge, balayant ainsi d’un revers de main les arguments de Genner relatifs aux tortures physiques et psychiques subies par les réfugiés. Seul l’intéressait ce que Genner entendait par  «déportations »  et « criminels en col blanc » ainsi que par « raciste ». Dans cette optique elle demanda (provocation ?) : « Madame Prokop était-elle raciste elle aussi, ou était-ce seulement le cas de ses fonctionnaires ? » À la parade de Genner : « Les fonctionnaires qui ont exercé une pression », la juge réagit en attaquant : « Saviez-vous, en écrivant cet article, qu’il ferait autant de vagues ?  Saviez-vous que ce que vous écriviez est déshonorant ? Étiez-vous conscient que c’est de la diffamation ?» La réponse de Genner a été claire : « J’en appelle à la liberté de la presse. »
C’était apparemment le nœud  du problème. A-t-on le droit de critiquer des responsables politiques nationaux pour des mesures appliquées à l’encontre d’un groupe de personnes sans être traîné en justice pour diffamation ? Visiblement pas, car, si l’on s’en rapporte aux termes employés par Madame la juge Kaindl-König cela « fera [trop] de vagues ». Pourtant seuls les derniers États totalitaires ont peur des « vagues ».  Ou ne seraient-ils pas les seuls ?
La « diffamation » est, on l’a dit, une notion assez élastique. Toute critique directe, dès lors qu’elle est publique, peut être « diffamatoire ». Les faits ou preuves comptent alors moins, pour la justice, que les termes employés. Il s’agit donc de faire très attention et de s’(auto)censurer à temps , et si possible d’éviter toute polémique directe, même sous forme de lettre ouverte ! Le contenu ou les raisons des critiques publiques adressées à des personnalités politiques n’intéressent pas la justice. C’est en vain que Michael Genner a souligné lors de son premier procès qu’il avait présenté ses excuses à la famille de la défunte et même  proposé de « supprimer  » la phrase incriminée. La juge s’est contentée de remarquer qu’il existe « diverses façons de formuler ». Peut-être parce que Michael Genner, tout en présentant ses excuses, a souligné qu’elles ne « changeaient absolument rien » à son argumentation.
La procédure en est restée là, comme il a déjà été dit, et a été ajournée ... jusqu’au 19 septembre suivant. Et là, la sentence tombe : en première instance Michael Genner est déclaré coupable de diffamation. Selon la juge, il a porté un « jugement excessif » et il est en conséquence condamné à une amende de 1200 € avec sursis partiel à exécution. Michael Genner a fait appel. Il considérait ce jugement « ...non seulement comme une atteinte à la liberté des médias (...) mais aussi l’expression d’une solidarité du tribunal avec le système juridique indirectement critiqué lui aussi ». Mais ce n’était pas l’avis de la Cour suprême. Peu avant Noël 2009 elle a confirmé le jugement du Tribunal de  première instance.
« Une condamnation légitime » ?
Les médias ont pris acte de ce jugement . Le très respecté quotidien « Die Presse » faisait le commentaire suivant : « Le dirigeant de l’association Asyl in Not, Michael Genner, a reçu une condamnation  légitime pour avoir diffamé la défunte Ministre de l’Intérieur.» C’est ce qu’il écrivait dans sa livraison du 20 décembre dernier. Il faut dire que dans le même texte, on faisait remarquer  que « La Cour suprême pose des limites à la liberté d’opinion même dans le domaine politique. » Que faut-il comprendre? Est-ce une approbation ou une manière discrète de pointer une tendance inquiétante du système ?
Difficile de trancher, car l’opinion publique reste muette. Même les partisans de Michael Genner ne pipent mot. C’est bien étonnant, car certains d’entre aux avaient pourtant fait l’éloge de Michael Genner le 27 octobre 2008, à l’occasion de son 60ème anniversaire. Le Président de SOS-Mitmensch Burgenland (SOS –Notre prochain du Burgenland, État fédéral le plus oriental de l’Autriche, Ndlt), Rainer Klien, avait par exemple déclaré : « Un mot relatif à ta notice nécrologique sur Prokop : on doit être autorisé - indépendamment du respect dû aux morts- à exprimer une telle opinion. J’attends chaque jour de voir au banc des accusés les responsables des morts aux frontières extérieures de l’UE ». Volker Kier, Président honoraire d’Asyl in Not et ex-député libéral, avait souligné que « Michael Genner s’engage en faveur des droits humains sans craindre les risques pour lui-même, y compris celui de sa propre destruction. » Toutes ces approbations ont été prononcées devant 150 personnes environ à l’occasion du soixantième anniversaire de Genner. Mais aujourd’hui on fait silence autour de lui.
Ce qui frappe le plus, c’est le mutisme des partis d’opposition, de gauche ou écologistes, d’autant plus, en qui concerne ces derniers, que Michael Genner avait été candidat des Verts au Conseil national [chambre basse du Parlement, NdE]. La députée verte Teresija Stoïsitz lui avait décerné ces louanges : « Le procès fait à Michael Genner est un procès politique. S’il est illégal de dire que les réfugiés ont besoin de protection et que nous leur apportons notre aide pour empêcher leur expulsion, alors je veux bien entrer en délinquance.» L’hebdomadaire « Falter » avait rapporté ces paroles le 17 mai 2006. Et maintenant ?
Un silence de plomb
Bon. On était en pleines fêtes de fin d’année et la sentence de la Cour suprême contre Genner est tombée juste avant Noël. À cette époque on est généralement préoccupé de tout autre chose que de points juridiques délicats. Cela permettait à la Cour suprême de publier son jugement, de confirmer l’accusation de diffamation et la peine relativement légère infligée en première instance sans provoquer quelque réaction indésirable. Les médias y ont fait un vaste écho. Du moins pendant un peu de temps. Puis le silence s’est fait autour de Michael Genner. Aucune organisation, aucune personnalité, pas même issue du milieu de l’immigration, n’a osé mettre en question ce jugement. On aurait pu pourtant s’y attendre, car Michael Genner se bat depuis des années, et de toutes ses forces, pour que les demandeurs d’asile soient traités humainement. Mais son dérapage verbal semblait constituer un obstacle infranchissable. Avoir blessé les proches de Madame la Ministre Prokop juste après sa mort pèse plus lourd, dans l’opinion publique, que l’expulsion de demandeurs d’asile et la dislocation légale de familles, ce qui s’est produit avec son accord et au su de tout le gratin quand elle était ministre. Il semble en tout cas que Genner et son « communiqué de bonne nouvelle » aient fourni à ses adversaires politiques haut placés un argument bienvenu pour discréditer son association et sa personne.
Et de fait : dès le 24 mai 2008 l’éditorialiste Gerald Freihofner, dans ses « Notes de bas de page », traitait Genner de « petit chef communiste » . Non content de reprocher à Genner son appartenance passée à l’organisation d’extrême-gauche « Spartakus », Freihofner l’accuse d’être l’auteur du slogan figurant sur le site Internet de la « Kommunistische Initiative  » (Initiative communiste, KI) sous le sigle de la faucille et du marteau : « Nous nous battons pour le renversement de l’ordre établi !  En tout cas le message est clair : « Laissons tomber Genner ! »
La "pierre de Marcus Omofuma ", d'Ulrike Truger - 2003, Mariahilferstrasse/VienneLes associations de soutien aux migrants et assimilées pensent-elles aussi qu’il vaut mieux se taire dans le cas Genner? Cela n’aurait rien d’étonnant. Ces associations sont dépendantes des subventions de certaines fondations, assez liées à l’establishment. Du reste les milieux gouvernementaux ne se contentent pas de tolérer leurs demandes de non-discrimination raciale, religieuse ou ethnique : ils encouragent leur participation  aux institutions politiques. Ils en ont donné un signal de grande portée symbolique : à Vienne, on a érigé un monument à la mémoire de Marcus Omofuma, un demandeur d’asile nigérian mort des suites de maltraitances policières au cours de son expulsion en 1999. Un monument très moderne, mais impersonnel et abstrait. Peut-être pour ne pas éveiller plus d’émotion que les autorités ne peuvent en tolérer?   Puisque les autorités font quelque chose pour l’intégration, quel sens cela aurait-il de se solidariser avec un marginal critique envers la société si l’on peut parfaitement, sous ce rapport, collaborer avec elles ? Du reste Genner s’est trompé. Sous les successeurs de Madame Prokop la situation des demandeurs d’asile n’a fait qu’empirer.  À bien y réfléchir, le propos de Genner n’était peut-être pas simplement de la « diffamation » ?
On aurait sûrement  pu envisager les choses sous cet angle, si les arguments de Michael Genner avaient été  de pure fiction. Or il n’en est rien. Les exemples qu’il a fournis suffisent à légitimer sa réaction. La violation systématique des droits humains au nom de la loi est, au regard de la morale universelle, bien pire que la tenue de propos irrespectueux sur la  responsable de ces violations  qui vient de mourir. Les souffrances, non pas de quelques, mais de milliers de gens en détresse qui ont échoué en Autriche n’éveillent pas la compassion de la juge de Genner, et pas davantage  celle de l’establishment. Pourquoi en irait-il autrement ? Juge et establishment ne font qu’appliquer les décisions de la Conférence de Dublin. C’est l’Union européenne elle-même qui est derrière cette politique.  Il ne s’agit pas en l’occurrence d’humanité, mais, comme le disait de la solution finale Adolf Eichmann, le modèle du parfait bureaucrate nazi, de statistiques. Si nous éliminons les Juifs, le peuple des seigneurs aura davantage à manger. C’était la logique d’alors. Et la logique actuelle ? Si nous expulsons les migrants et demandeurs d’asile vers leur patrie secouée de guerres et de crises pour y mourir, en Autriche, en Europe et dans tous les pays riches la situation sur le  marché de l’emploi sera moins tendue. Cacher dans sa maison des réfugiés menacés d’expulsion reviendra, comme autrefois pour ceux qui cachaient les Juifs persécutés, à être en infraction avec la loi. Pourtant Michael Genner, en 2006 à Innsbruck, a osé y appeler ses concitoyens.
A-t-on le droit de le lui reprocher ? Peut-être juste autant qu’à ceux qui n’ont pas eu peur de s’opposer à la domination nazie. Le courage civique reste nécessaire aujourd’hui car l’Holocauste ne s’est malheureusement pas limité à l’époque nazie. Cette fois-ci il menace non pas telle ou telle communauté ethnique ou religieuse, mais l’humanité tout entière. On continue à le perpétrer,  mais sous une autre forme, plus perfide mais non moins efficace, et pas dans un seul pays, mais dans le monde entier, grâce à la solidarité planétaire des dirigeants. Déportation ou expulsion forcée, où est la véritable différence ? Discriminer les demandeurs d’asile en leur déniant leurs droits ou être antisémite à une certaine époque, où est la différence ? Même les mariages mixtes sont criminalisés, on les brise par force et on fait éclater les familles. Mais tandis que les dirigeants attestent leur solidarité par des expiations rituelles en mémoire de l’Holocauste, se lavant ainsi les mains de tous les péchés contre la société qu’ils ne cessent de commettre, les victimes, elles, ne se serrent pas les coudes. C’est pourquoi les rares individus qui luttent pour l’humanisation de la société, comme Michael Genner, ne trouvent aucun soutien. Pour combien de temps encore ?

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