lundi 12 décembre 2011

État de la dette, éthique de la faute-Interview de Christian Marazzi

par Ida Dominijanni, il manifesto, 3/12/2011. Traduit par  Francesca Martinez Tagliavia, Edité par  Fausto Giudice 
La mission impossible du sauvetage de l’euro, la dégringolade de la déseuropéisation, le cataclysme géopolitique qui peut en dériver. Mais, avec l’austérité, on ne sort pas de la crise, on ne produit que de la récession et de la dépression. Interview de Christian Marazzi sur la pénitence après la grande bouffe néolibérale, et sur l’antidote du commun.

Économiste, professeur à l’École universitaire professionnelle de la Suisse Italienne et, précédemment, à Padoue, New York et Genève, militant et intellectuel de référence des mouvements de la gauche radicale, Christian Marazzi est l’un des analystes plus lucides de la crise économico-financière actuelle. En 2009, il fut l’un des premiers à en diagnostiquer le caractère historique et l’impact global ; et lorsque la crise faisait des ravages aux USA, il avait déjà prévu que l’Eurozone y serait inévitablement entraînée. Analyste subtil de la financiarisation comme mode opératoire du biocapitalisme postfordiste, Marazzi ne croit pas en la possibilité de sortir de la crise ou d’en contenir les contradictions à travers des politiques de rigueur. Nous allons partir du sauvetage de l’euro pour raisonner sur ce qui nous attend.
Le cours de la crise a donné raison à tes analyses. Au bout de deux ans, l’épicentre s’est déplacé des Etats-Unis vers l’Europe, et au bout de quelques semaines, nous sommes passés du risque de défaut de paiement de certains pays, y compris l’Italie, au risque d’écroulement de l’Eurozone tout entière ; ce qui équivaut à l’effondrement de l’Union dans les termes où elle a été (mal) réalisée jusqu’à présent. À ton avis, comment la situation peut-elle évoluer ?
Les informations quotidiennes fournissent des indices éloquents. En Europe, l’aversion envers l’Allemagne et la rigidité d’Angela Merkel augmente, car celle-ci ne montre aucune intention de céder aux deux propositions désormais considérées indispensables par tous pour éviter le cataclysme de l’Euroland : la monétisation des dettes souveraines de la part de la BCE, et l’émission d’euro-obligations pour réduire le poids des taux d’intérêt sur les bons du trésor des pays les plus exposés à la spéculation des marchés financiers.
Considères-tu toi aussi ces mesures comme indispensables ?
Ce sont deux mesures partageables, mais elles sont malheureusement au-delà du temps limite : au cours des deux dernières semaines, la crise a enduré une accélération telle qu’elles sont devenues inapplicables. La transformation de la BCE en une vraie banque centrale comme la Federal Reserve – qui puisse fonctionner comme prêteur de dernière instance pour acheter les bons du trésor des pays membres endettés, en arrachant aux marchés le pouvoir de décider comment et quand intervenir – est une idée juste, mais désormais irréalisable face à la fuite actuelle de capitaux de l’Eurozone ; comme le montre le cours de la dernière enchère de bons du Trésor allemand et les 1500 tonnes d’or qui, semble-t-il, sont entrées en Suisse dernièrement. À ce point, la monétisation des dettes de la part de la BCE n’obtiendrait d’autre résultat que celui d’alimenter cette fuite et d’accélérer la déroute de l’euro : ce n’est pas un hasard si même Draghi s’est opposé - du moins jusqu’à présent - à cette solution. De même pour l’institution des euro-obligations - des obligations émises et garanties par l’ensemble des pays membres pour « mutualiser » ou socialiser les différentes dettes souveraines : voici encore une mesure raisonnable qui n’a pourtant aucune possibilité d’être appliquée, car les pays forts comme la France, les Pays-Bas, la Finlande, l’Autriche et l’Allemagne subiraient une augmentation de leurs taux d’intérêt en une période où les entreprises sont déjà soumises à des augmentations prohibitives du coût de l’argent, du fait de la raréfaction des liquidités en circulation. De toute manière, même si au sommet de Bruxelles de jeudi, on réussissait à trouver un accord partiel, les régimes d’austérité imposés aux pays endettés seraient tels qu’ils rendraient vain tout sauvetage de l’euro. Ce n’est qu’une question de temps.
Tu vois donc un effondrement à l’horizon ?
Le fait est que la crise de la monnaie unique construite selon les préceptes monétaristes et néolibéraux est arrivée à sa phase terminale. Et il me paraît tout à fait vraisemblable que la rigidité de Merkel ne soit qu’une stratégie pour rendre inévitable la sortie de l’Allemagne de l’euro et le retour au mark. La date circule déjà – entre Noël et l’Épiphanie – alors que nous serons tous pris par d’autres occupations ; comme l’inconvertibilité du dollar, qui fut décidée le 15 août. Ici en Suisse, circulent déjà des légendes métropolitaines au sujet de deux imprimeries qui seraient en train de produire des marks.
S’il en était vraiment ainsi, à quel genre de scénario pourrait-on s’attendre ?
On assisterait à la naissance d’une zone monétaire forte, comprenant l’Allemagne, les Pays-Bas, la Finlande, l’Autriche, avec le franc Suisse et la couronne Suédoise accrochés. L’euro - fortement dévalué et avec un effet inflationniste conséquent - resterait la monnaie des pays faibles qui, en échange, auraient la possibilité de réduire leur dette. La France est l’inconnue de cette hypothèse. Pour les pays les plus malmenés par les marchés, sur le plan économique, ce ne serait pas un cataclysme. Mais le vrai cataclysme serait géopolitique. De fait, cette déchirure monétaire donnerait le la à un processus de déseuropéisation, avec un axe entre Allemagne, Chine, Russie et Brésil, et un autre axe entre France et USA. Ce n’est pas un scénario de science-fiction, les grandes agences financières internationales sont déjà en train d’y travailler. Cependant, ce que personne ne dit c’est qu’il pourrait s’agir du début d’une nouvelle guerre froide, avec la Chine, la Russie et la Turquie coordonnées pour faire écran à l’Iran contre la menace Israélienne. C’est inquiétant qu’on ne parle pas de cela : le risque Iran est explosif. Et il est tout aussi inquiétant que l’on ne parle désormais que de la crise européenne, alors que pendant ce temps, aux USA la crise des subprimes continue, il y a désormais 46 millions de pauvres, le chômage est à 15%, Obama n’arrive pas à s’en sortir et ne peut compter que sur le caractère querelleur des Républicains pour sa réélection.

Existe-t-il des différences, et si oui lesquelles, entre l’évolution de la crise aux USA et en Europe ?
Sur le plan économique, aucune : l’Europe des dettes souveraines est l’équivalent du marché US des subprimes, sauf qu’au lieu de simples individus endettés, on a des États endettés. Mais une différence existe, qui est tout au désavantage de l’Europe, et elle est politique, institutionnelle et constitutionnelle : en Europe il n’y a pas de Constitution, et il n’y a pas de banque centrale. Il n’y a que la BCE, qui délègue la monétisation des dettes aux marchés, qui émettent des liquidités à la demande des mêmes banques qui ont contribué à créer la dette publique et qui aujourd’hui spéculent sur son cours.

Dans ce tableau macrorégional et global, quel rôle et quel sens prennent les politiques nationales de rigueur ? En Italie, beaucoup d’attentes se sont créées au sujet du passage de gouvernement de Berlusconi à Monti et de son équipe de "techniciens", comme s’il pouvait récupérer non seulement une crédibilité, mais aussi un pouvoir effectif d’intervention sur les dynamiques des marchés. Mais quelle efficacité les "sacrifices" peuvent-ils avoir face à la crise de la dette souveraine et aux spéculations qui y sont liées ?
Ce n’est pas ainsi que l’on sort de la crise, et en effet nous n’en sortirons pas : l’horizon des prochaines années est la récession. Les politiques d’austérité ont un effet déflationniste de compression de la demande interne, qui ne peut être suppléé par les exportations. Mais les politiques d’austérité sont les seules politiques envisagées par la doctrine néolibérale, qui en Europe – et dans tout l’ Occident - est encore aujourd’hui hégémonique et a du mal à mourir. Ces politiques persisteront donc à l’enseigne de l’urgence, ou - pour utiliser le terme de Naomi Klein, de la shock economy - car elles consentent de faire ce qui ne pourrait pas se faire dans une situation normale : compression des salaires, réduction de l’emploi public, affaiblissement des syndicats ; la fameuse boucherie sociale. C’est la logique de la gouvernance de la crise : une régulation technique et technocratique des rapports sociaux dans l’état d’urgence. Le vice-Premier ministre Chinois l’a bien dit lors d’une interview au Financial Times : ce qui nous attend, c’est un nouveau Moyen-âge financier et social.
Avec quelles caractéristiques politiques et anthropologico-politiques ? Tu ne parles jamais seulement d’économie…
Certains processus sont désormais évidents. Le premier est la précarisation de la Constitution. Le deuxième - tu l’as écrit toi-même au sujet du “passage Monti” - est l’anéantissement de l’autonomie du politique sous l’état d’exception. Le troisième est le passage du Welfare State (État-providence) au Debtfare State (État d’endettement) : un État dans lequel le social se représente, et se fait représenter, sous la forme de la dette ; où il se discipline, et se fait discipliner, sous le signe de la dette. Plus encore, un État dans lequel le social se discipline et se fait discipliner sous la forme de la dette et de la faute, selon la double signification du mot allemand Schuld : thème nietzschéen qui revient aujourd’hui au centre du beau livre de Maurizio Lazzarato, La fabrique de l'homme endetté [Essai sur la condition néolibérale, Éditions Amsterdam 2011, NdT] La dette comme dispositif anthropologique d’autodisciplination de l’homme néolibéral.
Cela est très clair dans ce qui est en train de se passer en Italie, où, en un instant nous sommes passés de l’éthique de la jouissance des deux décennies berlusconiennes à l’éthique pénitentielle du gouvernement Monti. Mais combien de temps penses-tu que ce dispositif puisse tenir ? Le sujet néolibéral décrit par Foucault, l’entrepreneur de soi-même qui se nourrissait de consommation en s’endettant, peut-il aujourd’hui se nourrir des dettes qu’il a accumulées ? S’agit-il du développement ou d’une crise de l’éthique néolibérale ?
Pour l’instant, j’y vois un accomplissement : le néolibéralisme se réalise dans son essence de fabrique de l’homme endetté. L’entrepreneur de soi-même produit sa dette, qui le discipline maintenant à travers un dispositif de culpabilisation. Par ailleurs, il y a ici accomplissement, ou dévoilement, de l’essence de l’argent : l’argent est dette, la financiarisation du capital nous a tous transformés en sujets débiteurs, et la valeur est produite en négatif, par une machine dépressive.
Il y a pourtant ceux qui s’indignent, ceux qui ne se soumettent pas, ceux qui se rebellent. Heureusement. Que penses-tu des Indignés et d’OWS (Occupy Wall Street)?
Pour rester dans le sillage de Foucault, des Indignés il aurait dit qu’il s’agit-là d’un mouvement parrhésiastique : un mouvement de personnes qui disent la vérité. Dénoncer l’hypocrisie des marchés, dévoiler le fait que les dettes sont toutes “odieuses”, illégitimes, le fruit de la rente et de l’expropriation, et déclarer que cette crise ce sont les banques qui l’ont produite et que nous ne pouvons pas la payer, cela signifie affirmer la vérité du point de vue du peuple, contre celle des marchés. Et puis, le mouvement de Madrid a fonctionné comme un espace de démocratie absolue, comme une grande assemblée constituante du commun, basé sur l’être ensemble dans l’espace public : une sorte de renversement de l’éthique de la peur hobbesienne, dans laquelle l’empreinte féminine de la pratique des relations, et d’une économie du soin qui va vers une écologie politique, me paraît visible. La croissance du mouvement à l’échelle européenne est le seul antidote au processus de déseuropéisation dont nous parlions au début. Mais l’impulsion constituante doit aussi se donner des formes d’autodétermination locale concrète. Pour interrompre le dispositif cardinal du postfordisme, l’exploitation des savoirs, des connaissances et des relations, il n’y a pas d’autre moyen que de le renverser en production du commun, d’autant plus maintenant que les politiques d’austérité comporteront l’ultérieure privatisation, vente et liquidation des biens communs, de l’eau jusqu’au patrimoine culturel ; mais produire le commun signifie s’organiser au niveau local, se coordonner dans les quartiers pour la gestion de l’eau, de l’électricité, des moyens de transport, des banques mêmes.

Loretta Napoleoni, que tu rencontres aujourd’hui à la Librairie des Femmes de Milan, soutenait - dans un livre publié il y a deux ans - que la fonction sociale des banques ne survit désormais que dans la finance islamique, et que c’est là que nous devrions la redécouvrir : la finance islamique ne spécule pas.
C’est vrai, dans le sens où nous devons réintroduire la solidarité au juste niveau, à la hauteur des contradictions produites par la crise. Et la re-socialisation de la dette et de la fonction originaire des banques est une voie pour plier à notre faveur la financiarisation du capital, en luttant sur son terrain.

Mais est-il possible d’interrompre ou d’inverser la financiarisation ? Tu nous a très bien expliqué à quel point l’économie financière n’est plus dissociable de l’économie réelle, car elle se base sur mise en jeu active des comportements et des formes de vie des gens communs : le consommateur qui utilise sa carte de crédit pour faire ses courses, le salarié aux prises avec les fonds de pension, les classes moyennes étouffées par les prêts immobiliers, les pauvres qui s’endettent en ayant comme seule garantie leur "vie nue". S’il en est ainsi, est-il possible de définanciariser le système, au moins en partie, ou s’agit-il seulement de l’amender en limitant les abus des banques ? Et si la production et la consommation sont tant intriquées dans  la dette, est-il possible d’éviter une issue récessive et dépressive de la crise ?
La définanciarisation, le capitalisme lui-même est en train de la mettre au point sous la forme récessive de la réduction de la dette dont nous avons parlé plus haut ; elle déprime la demande et la consommations et - à travers la discipline de la faute - elle déprime les existences. Nous devons travailler en sens inverse, à reconvertir la rente privée en rente sociale : pour la socialisation de la dette, pour la relance - par cette voie - de la demande et de la consommation de biens socialement utiles, pour la réappropriation de l’espace public, pour la reconstruction de la socialité et du bonheur collectif. Voici le commun, et il n’y a pas d’autre moyen de sortir de la spirale masochiste de la financiarisation. Quelques-uns des mots d’ordre des luttes de ces dernières années, du revenu minimum garanti à la Taxe Tobin, vont déjà dans cette direction.
Et que penses-tu  du mot d’ordre du droit à l’insolvabilité ? Dans les mouvements, il est présenté comme un droit de résistance à la financiarisation de la vie, mais beaucoup d’économistes considèrent que c’est une pure démagogie ; d’autres, au contraire, y voient la possibilité de rétablir la souveraineté nationale effacée par la technocratie européenne.
Je pense que revendiquer ce droit est juste si cela devient une pratique subjective et contextuelle, qui n’est pas déléguée aux États. Je te donne un exemple : aux USA, cela fait longtemps qu’une bulle des bourses d’étude est en train de mûrir, qui équivaut plus ou moins à la moitié du volume des prêts subprimes : dans ce cas, le droit à l’insolvabilité doit absolument être exercé par les étudiants et leurs familles, afin de distinguer la dette illégitime de la dette légitime. Mais je ne le confierais pas aux États, ni à leur velléité de retrouver par ce biais la souveraineté nationale perdue.
 

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