mardi 24 janvier 2012

Cinq questions sur la crise à Andrea Fumagalli, Christian Marazzi et Carlo Vercellone

L’approfondissement de la crise, avec ses conséquences sociales dévastatrices, continue à prendre à contre-pied les paradigmes interprétatifs consolidés. En résultent non seulement la banqueroute de la science économique mainstream, mais aussi des défis inédits pour tous ceux qui ont continué, au long de toutes ces années, à pratiquer des formes originales de critique de l’économie politique., Ce qui semble être en question, et de manière toujours plus claire, c’est justement le rapport entre les catégories économiques et les catégories politiques. Pour ouvrir la discussion à l’intérieur du site d’UniNomade, nous avons posé cinq questions à Andrea Fumagalli, Christian Marazzi et Carlo Vercellone. Nous présentons ci-dessous les réponses d’Andrea et de Christian, sous forme de dialogue. Carlo a développé des réflexions sur l’ensemble des thèmes que nous avons proposés : on peut les lire en conclusion.
Pensez-vous vraiment que les marchés n’aient pas un leadership caché, quelqu’un qui suggère les opérations à faire ? Cela, en dehors de toute théorie du complot, mais simplement à l’intérieur de l’analyse de tout mécanisme décisionnel, qui prévoit des moments d’unification consciente et non pas simplement des condensations de spontanéité.
Andrea Fumagalli: les grandes sociétés financières ont un comportement que nous pouvons définir comme oligopole collusoire. Dans cette phase, les plusvalues plus élevées sont extraites de l’échange des dérivés CdS [Credit Default Swap = couverture de défaillances , NdE] , en particulier ceux qui assurent contre le  risque de défaut privé et public. La nature collusoire de l’oligopole financier est garantie par l’intermédiation exercée par les agences de notation. A partir de la crise des sub-primes (fin 2007), on a assisté à un processus de concentration ultérieure dans les marchés financiers. Voici quelques données.

Si, en 2010, le PIB du monde entier a été de 74. 000 milliards de dollars, la finance le surclasse : le marché mondial des obligations vaut 95.000 milliards de dollars, les bourses du monde entier 50.000 milliards, les dérivés 466.000 milliards. Tous ensemble, ces marchés déplacent une quantité de richesse huit fois plus grande que celle produite en termes réels : l'industrie, l'agriculture, les services. Tout cela est connu, mais ce que l’on oublie souvent est que ce processus, en plus de déplacer le centre de valorisation et d’accumulation capitaliste de la production matérielle à la production immatérielle et de l’exploitation du seul travail manuel au travail cognitif, a donné son origine a une nouvelle « accumulation originaire », caractérisée par un degré élevé de concentration. En ce qui concerne le secteur bancaire, les données de la Federal Reserve nous disent que de 1980 à 2005, environ 11.500 fusions ont eu lieu, soit en moyenne 440 par an, réduisant par là le nombre des banques à moins de 7.500. En 2011, cinq banques d’investissement (divisions d’intermédiation et bancaires : J.P Morgan, Bank of America, Citybank, Goldman Sachs, Hsbc Usa) et cinq banques d’origine commerciale (Deutsche Bank, Ubs, Credit Suisse, Citycorp-Merrill Lynch, BNP-Paribas) ont acquis le contrôle de plus de 90% du total des titres dérivés. Dans le marché boursier, les stratégies de fusion et d'acquisition ont considérablement réduit le nombre de sociétés cotées.

À ce jour, le top ten des sociétés à la capitalisation boursière représentant  0,12% des 7.800 entreprises enregistrées, détiennent 41% de la valeur totale, 47% des recettes totales et 55% des gains enregistrés.

Dans ce processus de concentration, le rôle principal est tenu par des investisseurs institutionnels (un terme qui indique toutes ces institutions financières - intermédiaires, banques, compagnies d'assurance – qui gèrent les placements financiers pour compte de tiers : ce sont eux que Keynes appelait, dans les années 1930, les « spéculateurs professionnels »).

Aujourd'hui, toujours selon les données de la Federal Reserve, les investisseurs institutionnels traitent des titres d'une valeur nominale égale à 39 milliards, 68,4% du total, soit une augmentation de 20 fois par rapport à il y a vingt ans. Par ailleurs, cette part a augmenté l'année dernière, grâce à la diffusion des titres de la dette souveraine.

Je ne pense pas qu'il y ait quelqu'un qui conseille les stratégies des dirigeants des grandes sociétés financières, encore moins quelqu'un de « politique ». Comme je l'expliquerai plus loin, le pouvoir politico-économique est dans leurs mains et ils peuvent l’exercer sans qu'il y ait un « souffleur ». Le ressort est, comme toujours dans le capitalisme, le profit et la richesse, sans aucun comportement sui generis. Le problème n'est pas la soif de profit des marchés financiers, mais plutôt ceux qui servent de vassaux et de sujets.

Christian Marazzi: Il y a un « leadership caché », et comment ! Comme Andrea Fumagalli et Carlo Vercellone le résument bien, le leadership du marché est réalisé dans la concentration phénoménale du capital industriel et financier qui s’est créé ces dernières années le long des lignes de stop-and-go de la  financiarisation.

Les banques d'investissement, les sociétés multinationales, les hedge funds, les fonds institutionnels et les fonds de pension en représentent le cœur : ce sont eux qui « font le marché », qui guident les mesures spéculatives en « normalisant » ce que Keynes appelait les « conventions », comme la convention latino-américaine, la convention d’Internet, la convention des subprimes et, ensuite, de la dette souveraine. L'attaque sur l'euro a été décidée en février 2010 à New York par un groupe de hedge funds, pour ne citer qu’un exemple récent. Luciano Gallino, dans son Finanzcapitalismo, a même quantifié « les gens qui comptent » dans le monde, je crois à 10 millions.

Du point de vue de la pyramide du pouvoir, ce sont les lobbies qui l’emportent, parce qu'ils agissent -  au-delà des niveaux élevés des G-20, FMI, UE et BCE - en statuant à l'intérieur des États-nations, articulant à l'échelle locale les lignes directrices du capitalisme financier. La chose qui me semble la plus importante, cependant, est la suivante : le « leadership caché » est là, mais pas toujours.
  

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