vendredi 6 janvier 2012

Monsieur Debré, le peuple tunisien ne doit rien à la France

Yazid Debbich, citoyen franco-tunisien, «heurté par ces propos venant d'un élu censé me représenter», répond au député UMP Bernard Debré qui, dans une lettre ouverte au président tunisien, Moncef Marzouki, l'appelait à «surveiller (ses) propos» après ses vœux recueillis par Mediapart.

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A l’attention de M. Bernard Debré
Député de Paris (UMP)
Ancien Ministre

Paris, le 3 janvier 2012

Monsieur le Député,

Comme de nombreux Tunisiens, j’ai été extrêmement choqué par votre lettre rédigée à l’attention du Président tunisien, Moncef Marzouki. Comme la forme en dit généralement beaucoup sur le fond, je me permets de vous indiquer que le ton employé dans votre missive dénote une tendance à la fois violente, insultante et condescendante. Le manque d’introspection et le peu d’égard accordé au protocole lorsque l’on s’adresse à un chef d’Etat ne peut être mis sur le compte de l’amateurisme, vu votre long parcours en politique et aux affaires. Le ton employé fait malheureusement échos à une certaine France encore vivace qui ne supporte pas qu’un «indigène», aussi Président soit-il, se permette de critiquer et porter conseil à des représentants politiques visiblement en perte de repères.
Votre emportement semble avoir été tel que vous n’avez même pas saisi les propos de Moncef Marzouki. Celui-ci n’a, en effet, jamais accusé la France et les Français d’être islamophobes. Il a, en revanche, mis en garde contre les risques que fait porter l’instrumentalisation d’un discours islamophobe en France en cette période électorale. Que vous vous sentiez directement concerné par ces propos, en tant que député UMP, je ne peux malheureusement que le comprendre. Mais après avoir lu votre lettre, un lecteur non averti serait tenté de croire à une Tunisie en proie au chaos, au bord d’une dictature religieuse, coupable d’ingratitude envers une France présentée comme l’éternel bienfaiteur.
Monsieur le Député, le peuple tunisien ne doit rien à la France. L’inverse est moins certain. Doit-on vous rappeler, Monsieur, que nombre de nos grands-parents ont participé à la libération de la France ? Mon propre grand-père a débarqué en Provence, blessé et emprisonné par l’Allemagne nazie avant d’être renvoyé sans ménagement dans sa campagne tunisienne de Jendouba. Doit-on également vous rappeler que nombre de nos parents ont quitté leur pays natal pour participer activement à la construction d’une France qui leur déniait de nombreux droits? Doit-on vous rappeler que pendant 23 ans, nombreux sont les femmes et hommes politiques français à s’être fourvoyés avec Ben Ali et les clans au pouvoir au nom de la «lutte contre l’islamisme» voire, bien souvent même, pour simplement bénéficier des largesses du système? De simples «erreurs», certainement.
La France, «terre d’asile» dont vous vous enorgueillez, est aujourd’hui devenue une chimère. La France a en effet accueilli Moncef  Marzouki et c’est la moindre des choses quand on sait que, dans le même temps, le pays tolérait sur son sol des centaines d’agents Tunisiens chargés de surveiller, harceler et agresser ces mêmes opposants. Par votre politique, cette terre d’asile d’antan a laissé place à un système restreignant considérablement les droits des étrangers, travailleurs ou étudiants.
Cette politique du chiffre peu regardante sur la dignité humaine a laissé en déshérence, lorsqu’elle ne les a pas expulsés, des milliers de jeunes Tunisiens abandonnés à eux-mêmes au lendemain de la révolution. La récente nomination, par décret, d’Arno Klarsfeld –qui vantait il y a peu dans un livre ses exploits au sein de l’armée d’occupation israélienne– en tant que président du conseil d’administration de l’Office de l’immigration et de l’intégration illustre les errements du gouvernement actuel.
Monsieur le Député, les égarements de la France en Tunisie ne se limitent pas à de simples «erreurs». Pendant 23 ans, les gouvernements français successifs ont apporté un soutien indéfectible au régime en place, persuadés qu’il s’agissait d’un moindre mal dans une région que l’esprit néocolonial voulait, de fait, immature pour la démocratie et le progrès. «La démocratie n’étant pas l’état naturel des peuples», comme certains le répétaient en boucle, les Tunisiens et autres peuples du Maghreb n’étaient encore qu’à une étape primitive d’un processus linéaire qui amenait les peuples à réaliser, chacun à sa vitesse, qu’en fin de compte, il n’était pas intéressant de vivre opprimé. La lutte contre l’immigration clandestine, contre l’islamisme et la préservation des intérêts économiques en Méditerranée valaient bien la mise au ban du peuple tunisien. Une mise au ban magnifiquement illustrée par l’ambassadeur de France à Tunis, Pierre Menat, qui, le jour même de l’immolation de Mohamed Bouazizi et de l’embrasement de Sidi Bouzid, poussait la chansonnette lors d’une soirée karaoké. L’Histoire se souviendra que la France ne fut pas vierge de responsabilités en Tunisie et ailleurs.
Pour en revenir à votre lettre, apprenez que la tolérance religieuse qui règnerait prétendument en France ne fait plus rêver personne. Les dernières justifications du ministre de l’intérieur, Claude Guéant, en date du 2 janvier 2012, sont là pour en témoigner. Dois-je vous rappeler que ce dernier, malgré la retenue et le respect attendus de la part d’un ministre, déclarait il y a quelques mois que «l’accroissement du nombre de musulmans en France et un certain nombre de leurs comportements posaient problème»? Oui, Monsieur le Député, il règne en France un climat nauséabond d’islamophobie, qui dépasse malheureusement –et de loin– votre seule famille politique. L’utilisation des musulmans de France comme boucs émissaires pour cacher les méandres et échecs de votre politique n’est plus à prouver. Les initiatives du gouvernement, du fameux débat sur la laïcité ciblant spécifiquement l’islam à la loi sur la burqa, ont créé un climat où bien des tabous ont été levés, où bien des langues se sont déliées, où bien des Français de confession musulmane se sont sentis stigmatisés et insultés.
Incapable de reconnaître vos propres erreurs, vous restez prostré dans cette attitude condescendante, d’une France éternellement donneuse de leçon. Cette focalisation franco-centrée, qui vous empêche de voir et de comprendre ce qui se passe en dehors de l’hexagone, est illustrée par cette phrase: «Monsieur le Président, que deviennent les chrétiens dans les pays arabes? Ne voyez-vous pas qu’ils sont massacrés, leurs églises brûlées et que beaucoup sont forcés d’immigrer? Alors, il est indispensable de surveiller vos propos!» Monsieur le Député, seriez-vous capable de citer un seul exemple de massacres de chrétiens ou d’églises brûlées en Tunisie depuis la chute du régime? Moncef Marzouki et le peuple tunisien peuvent-ils être tenus pour responsables d’actes commis par une minorité d’extrémistes dans d’autres pays, où les tensions communautaires sont le plus souvent manipulées par les pouvoirs en place ? De la même manière, la France en majorité catholique peut-elle être interpellée sur les actes commis par des extrémistes chrétiens tels le massacre d’Utoya en Norvège? Quant à la Libye, dont le sort semble vous émouvoir, doit-on vous rappeler que le Président Sarkozy a activement porté au pouvoir le Conseil national de transition à Tripoli?
Monsieur le Député, je ne me permettrai pas, par respect envers le statut d’élu de la République qui est le vôtre, de vous dire que vous avez raté une occasion de vous taire. Je dirai simplement que vous avez raté une occasion d’observer et d’apprendre. D’apprendre d’un peuple qui s’est débarrassé, seul, du joug de la dictature et de l’oppression. D’un peuple qui n’a pas eu besoin de tuteur pour se tenir debout après s’être levé. D’un peuple qui a franchi des étapes cruciales depuis le 14 janvier 2011 là où nombreux étaient ceux qui annonçaient le chaos, la guerre civile ou le califat. D’un peuple qui a accueilli, et ce en pleine révolution, des centaines de milliers de réfugiés fuyant la Libye en guerre, redonnant tout son sens à l’expression «terre d’asile» que la France gagnerait à redécouvrir. D’un peuple qui reste ouvert sur le monde, avide d’échange et de liens à condition que cela se fasse dans la transparence, l’égalité et le respect. D’un peuple qui a redonné vie au mot dignité, suscitant une vague de révolte et d’espoir aux quatre coins du monde, là où la France s’enferme sur elle-même.
Un peu d’humilité vous serait salutaire. La France n’a pas le monopole du droit de critiquer. Le chemin par lequel la France a construit sa démocratie n’est pas la voie obligatoire à emprunter par les peuples pour s’émanciper. La conception française de la laïcité et de la démocratie est le fruit d’une Histoire spécifique. Vouloir que la Tunisie emprunte le même chemin sous-entend que la Tunisie serait elle-même héritière de l’Histoire de France. Cela s’appelle une vision coloniale, Monsieur le Député, même si cela vous déplait. La Tunisie s’active aujourd’hui à la construction d’une démocratie moderne garantissant l’Etat de Droit et les libertés individuelles et collectives en s’inspirant de sa propre Histoire, de sa propre culture, de sa propre identité.
Monsieur le Député, les Tunisiens ont payé le lourd tribut de la liberté et vaincu leur peur du régime. Ils restent aujourd’hui les meilleurs garants des acquis obtenus et ne permettront pas le rétablissement d’un régime oppresseur, quelle que soit sa couleur.
Sachez enfin que les Tunisiens de France, et notamment les binationaux, souvent présentés comme un pont entre les deux rives de la Méditerranée, seront également les garants d’une relation bilatérale débarrassée de toute condescendance et domination néocoloniale. Nous resterons extrêmement vigilants et ne manqueront pas de rappeler, en tant que franco-tunisiens, aux femmes et hommes politiques de ce pays, le droit chemin face à de tels égarements. Que ce soit dans le débat, dans la rue ou dans les urnes.
Veuillez agréer, Monsieur le Député, mes salutations distinguées.
Yazid Debbich
Citoyen franco-tunisien
Source: Mediapart

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