jeudi 28 juin 2012

"Les Allemands ont fait un tragique erreur historique": George Soros, sur la crise de l'euro

 
Avant le sommet de l’UE il y a une forte pression  sur les gouvernements européens. Le célèbre investisseur George Soros ne leur donne que peu de temps pour sauver l’union monétaire. Dans cette interview, il explique comment l’Allemagne a développé  une image de puissance impériale haïe – et pourquoi un retrait de l’euro serait extrêmement coûteux.
Hambourg – Le célèbre investisseur américain Georges Soros a été l’un des plus grands spéculateurs du monde de la finance. Maintenant, assis dans sa maison de ville dans le quartier Kensington de Londres, il se pose des questions sur l’amélioration du monde. Soros investit chaque année de centaines de millions de dollars  dans la démocratisation des pays de l’Europe de l’Est. De plus en plus, il interfère aussi dans le débat concernant le sauvetage de l’euro.
 
Georges Soros,  d’origine hongroise devient célèbre  en 1992, lorsqu’il a spéculé contre l’intégration de la livre sterling  dans le  Système monétaire européen. Par le passé, Soros a attaqué la politique suivie par la chancelière Angela Merkel (CDU) dans le crise de l’euro. Maintenant, il compare la situation vécue aux USA après la Seconde Guerre mondiale avec l’Allemagne dans son contexte européen actuel. Les USA ont alors mis en place  le Plan Marshall en tant que “puissance impériale bienveillante.” Le pays lui-même en a bénéficié beaucoup. Aujourd’hui, l’Allemagne ne semble “pas être disposée à s’impliquer dans quelque chose comme l’ont fait les USA avec le Plan Marshall”, critique Soros.  “C’est une erreur tragique et historique que l’Allemagne ne reconnasse pas ces possibilités.”
 
Selon Soros, Merkel se trouve dans une situation particulière:  Elle a fini par se rendre compte que l’euro ne peut pas fonctionner ainsi, mais elle ne peut pas changer le narratif de la crise qu’elle a créé.” Cette narration selon laquelle les pays débiteurs n’ont pas fait leurs devoirs, s’est installée dans l' esprit des Allemands.  Le ministre fédéral des Finances Wolfgang Schäuble, (CDU) est, selon Soros, “le dernier Européen qui reste.” Il est  “un personnage tragique parce qu’il comprend bien ce qu’il faut faire, mais il sait aussi qu’il ne peut pas balayer les obstacles”, dit Soros. ”Il en souffre vraiment.”
 
Lisez l’interview intégrale de George Soros sur le rôle de l’Allemagne dans la crise de l’euro et le plan qu’il propose pour résoudre  le problème de la dette.
Le milliardaire George Soros - REUTERS
SPIEGEL ONLINE: En Allemagne, les gens parlent ouvertement de ce qui était, il y a à peine quelques années impensable: un retrait de la zone euro. Beaucoup d’Allemands croient qu’un retour au mark serait mieux que de le rester dans une union monétaire fragile. Ont-ils raison?

Soros:
 Une rupture de la zone euro serait très coûteuse et préjudiciable, aussi bien financièrement que politiquement. Et les Allemands seraient obligés d’en accepter des pertes plus grosses.Vous devez être conscients du fait qu’ils n’ont pas pratiquement pas perdu d’argent dans la crise de l' euro. Tous les transferts des capitaux ont été faits par des crédits – et c'est seulement si ceux-ci ne sont pas remboursés qu'on pourra parler de pertes réelles.
 
SPIEGEL ONLINE: Les sondages montrent que la plupart des Allemands ne croit pas que les prêts à la Grèce et à d’autres pays seront remboursés un jour. Ils craignent que l’Allemagne doive payer pour le reste de l’Europe.
 
Soros: Cela ne se produira que si l’euro s’effondre. Nous assistons actuellement à une fuite de capitaux massive, qui s’accélère en permanence – et pas seulement de la Grèce mais aussi d’Espagne et d’Italie. Tous ces transferts d’argent à l’étranger se reflètent dans les bilans des banques centrales - et cela conduirait à des exigences énormes des pays créanciers aux pays débiteurs. Je pense que rien que d’ici la fin de cette année, les exigences allemandes vont grimper en flèche au-delà de 1000 milliards d’euros.
 
SPIEGEL ONLINE: En cas de dislocation de la zone euro, ces exigences seraient tout d’un coup sans valeur. N'est-ce donc qu'un bluff, quand la chancelière Angela Merkel flirte avec l’idée d’un retrait allemand de l’union monétaire?

Soros: l’Allemagne pourrait quitter la zone euro. Mais ce serait extrêmement coûteux. Je viens de lire  l’étude faite par le ministère allemand des Finances, publiée par le Spiegel, selon laquelle en cas d’effondrement de la zone euro,  le chômage en Allemagne augmenterait de manière significative et la croissance économique baisseraitdrastiquement. Par conséquent, l’Allemagne va faire toujours le minimum nécessaire pour garder l’euro. Mais  la situation des pays débiteurs ne fera que s’aggraver. Le résultat sera une Europe dans laquelle l’Allemagne sera considérée comme une puissance impériale – comme une puissance qui n’est plus admirée ni imitée par le reste de l’Europe. Au lieu de cela, l’Allemagne sera haïe, d’autres pays lui opposeront unbe résistance, parce qu’ils vont percevoir les Allemands comme oppresseur.s
 
SPIEGEL ONLINE: Pourquoi l’Allemagne devrait être blâmée pour tout? D’autres pays de l’UE se sont dérobés à des réformes structurelles et ont vécu au-dessus de leurs moyens.
 
Soros: Bien sûr, les Etats qui ont une dette élevée aujourd’hui, ne sont ps passés par des réformes structurelles, comme l’Allemagne. Alors maintenant, ils sont à la traîne. Mais le problème c’est que ces inconvénients deviendront plus grands avec la politique punitive actuelle. L’Italie, par exemple, doit dépenser chaque année une somme égale à six pour cent de son activité économique, pour arriver dans une position de départ semblable  à celle de l’Allemagne. C’est parce que le pays doit payer ces intérêts sur sa dette. Avec ce handicap de départ, il est impossible pour l’Italie de rattraper son retard dans la compétitivité.
 
SPIEGEL ONLINE: Encore une fois: pourquoi cela devrait-il être la faute de l’Allemagne ?
 
Soros: C’est la responsabilité commune de tous ceux qui ont adhéré à l’union monétaire, sans comprendre les conséquences de cette étape. Lorsque l’euro a été introduit, les organismes de réglementation ont permis aux banques d’acheter autant des titres d’Etat qu’ils voulaient sans devoir pour cela provionnser de capital propre. Et la Banque centrale européenne (BCE) ne faisait pas la différence parmi les obligations d’État, déposées par les banques pour emprunter de l’argent. Cela rendait les obligations des pays plus faibles  de l’euro  soudainement plus attrayantes.
 
SPIEGEL ONLINE: Et cela a poussé les taux d’intérêt vers le bas ?
 
Soros: Oui. dans des pays comme l’Espagne et l’Irlande, les faibles taux d’intérêt ont conduit à un boom dans le marché immobilier et la consommation. Dans le même temps l’Allemagne luttait avec les effets de la réunification et essayait de devenir plus compétitive. Cela a conduit au développement économique d’un côté et à la dérive de l’autre. L’Europe a été divisée en pays créanciers et débiteurs. Toutes ces conditions ont été créées par les institutions européennes, y compris la BCE, qui a été conçue sur le modèle de la Bundesbank. Les Allemands oublient souvent que l’euro est avant tout une créature franco-allemande. Aucun autre pays n’a donc bénéficié de l’union monétaire, comme l’Allemagne – ni économiquement, ni politiquement. Par conséquent, l’Allemagne porte aussi – dans le sens du mot allemand – la “faute” [Schuld = dette et faute, NdE] pour ce qui s’est passé par l’introduction de l’euro.L’Allemagne est responsable.

Athènes, février 2012-DPA
SPIEGEL ONLINE: Les Allemands ont un souvenir très différent de la naissance de l’euro : ils pensent avoir dû sacrifier leur Mark, pour que les autres pays européens acceptent la réunification de l’Allemagne.
 
Soros: C’est exact. L’intégration européenne a été fortement encouragée par l’Allemagne parce que le pays était toujours prêt à donner un peu plus pour un compromis qui  puisse être accepté par tous. Ce fut également le fait que l’Allemagne avait besoin du soutien pour sa réunification. Cette réflexion a ensuite été connue sous le nom de “vision à long terme” – une vision qui a finalement rendue l’Union européenne possible.
 
SPIEGEL ONLINE: Aurions-nous actuellement besoin d’une vision similaire ?
 
Soros: je veux établir une parallèle entre la situation actuelle de la zone euro et  la situation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, lorsque le système monétaire de Bretton Woods - un système de règles pour l’économie mondiale - a été créé. Les USA se sont établis comme le pouvoir central de ce système, et le dollar devint la monnaie de réserve du monde. C’était un monde libre dominé par les USA . Mais l’Amérique a gagné cette place parce qu’elle  a soutenu la reconstruction de l’Europe avec le Plan Marshall. Les USA sont devenue une puissance impériale bienveillante, ce qui a rendu un grand service au pays.

SPIEGEL ONLINE: Comment peut-on comparer cela avec la situation en Europe aujourd’hui ?
 
Soros: l’Allemagne est dans une position similaire à celle de l’Amérique, mais elle ne semble pas disposée à s’impliquer dans quelque chose comme l’a fait l’Amérique avec le Plan Marshall. Elle s’oppose à toute sorte de transformation de l’Europe en union de transfert.
 
SPIEGEL ONLINE: Mais le plan Marshall ne constituait qu'une petite partie du produit intérieur brut US– alors que les obligations potentielles pour l’Allemagne, pourraient aspyxier le pays.
 
Soros: Ça n’a pas de sens.  Plus un plan de réduction de la dette est complet et convaincant et moins le risque est grand qu'il échoue. Rappelez-vous comment l’Allemagne a été et est toujours reconnaissante à  l’Amérique, pour le Plan Marshall .L’Italie, par exemple, serait également reconnaissante si l’Allemagne  contribuait à réduire les coûts de financement pour le pays. ce faisant, le gouvernement fédéral pourrait même poser les conditions. L’Italie serait prête à les remplir si elle en tire profit. Il s’agit d’une erreur tragique et historique que l’Allemagne ne reconnaisse pas ces possibilités.
 
SPIEGEL ONLINE: Pourquoi, alors le peuple américain a-t-il à ce moment-là appuyé le Plan Marshall – et pourquoi les Allemands préfèrent-ils maintenant miser sur les mesures d’austérité d’Angela Merkel ?
 
Soros: Les Américains  après la Seconde Guerre mondiale, se sentaient victorieux et généreux. Et ils avaient appris de leurs propres erreurs  après la Première Guerre mondiale. À cette époque, ils avaient imposé de lourdes sanctions à l’Allemagne – et où cela nous a-t-il conduit  ? A la dictature nazie, qui a plongé le monde dans la peur et la terreur. L’Allemagne d’aujourd’hui, certes, ne se sent pas aussi riche que l’Amérique à  l’époque, mais elle est encore très riche.
 
SPIEGEL ONLINE: C’est justement cette prospérité que les Allemands ont peur de perdre.
 
Soros: La position allemande est très imprévisible. Contrairement à ce qui se passe dans le reste de l’Europe, l’économie allemande va bien jusqu’à l’heure actuelle. Mais si la crise de l’euro n’est pas résolue rapidement,  l’Allemagne va bientôt ressentir la récession mondiale.
 
SPIEGEL ONLINE: Il ya quelques semaines, on a averti, qu’il ne restait que trois mois pour reconstruire la zone euro.
 
Soros: Eh bien, maintenant, nous sommes probablement plus proche de trois jours.
 
SPIEGEL ONLINE: Trois jours ?
 
Soros: Les chefs d'Etat et de gouvernements européens doivent prendre le risque de proposer des mesures audacieuses lors du sommet de jeudi et vendredi.
 
SPIEGEL ONLINE: Pensez-vous qu’Angela Merkel soit prête pour les accepter ?
 
Soros: Elle se trouve prise au  piège. Merkel s’est rendue compte que l’euro ne peut pas fonctionner ainsi, mais elle ne peut pas changer le narratif qu’elle a créé. Cette narration  s'est ancrée  dans l'esprit des Allemands – et ils l’ont adoptée.
 
SPIEGEL ONLINE: Le discours est fondé sur l’idée  que les pays en crise, contrairement à l’Allemagne, n’ont pas fait leurs devoirs.
 
Soros: Exactement. Mais dans le même temps la chancelière a reconnu que la gestion de crise ne peut pas continuer de cette manière. Mais elle veut garder absolument l’euro.

SPIEGEL:  Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, a récemment exposé dans une interview donnée au SPIEGEL ses idées pour une “nouvelle Europe”, refondée sur une union politique beaucoup plus étroite.
 
Soros: Schauble représente l’Allemagne de l’ère de Helmut Kohl. Il est l’un des derniers Européens, et il est une figure tragique, car il comprend ce qui doit être fait, mais sait aussi qu’il ne peut pas balayer les obstacles. Il en souffre vraiment.
 
SPIEGEL ONLINE: Que conseilleriez-vous à Schäuble ?
 
Soros: Le  problème principal est le fardeau de la dette de la zone euro. Tant qu'il n'est pas allégé, les pays les plus faibles n’ont aucune chance d’être compétitifs.
 
SPIEGEL ONLINE: Comment peut-on alléger le fardeau de la dette ?
 
Soros: Je proposerais   de créer une agence de financement européenne qui pourrait faire avec la BCE exactement ce que la BCE ne peut pas faire seule. Elle pourrait constituer un fonds d’amortissement de dettes – ce que le Conseil consultatif allemand a suggéré et comme le SPD et les Verts le demandent. Le fonds pourrait acheter une grande partie des obligations d'Etat espagnoles et italiennes – en contrepartie, ces pays s’engageraient à des réformes structurelles.
 
SPIEGEL ONLINE: Où trouver l’argent pour acheter les obligations d’État ?
 
Soros: Le fonds pourrait à financer les achats par l’émission d’euro-bills, une variante à court terme des euro-bonds, dont tous les pays membres seraient conjointementgarants . Puisque les coûts de financement seraient très faibles pour ces obligations, le Fonds pourrait continuer à donner l’avantage aux pays touchés. Alors l’Italie pourrait emprunter de l’argent frais à peut-être 1% taux d’intérêt . Ce serait un grand soulagement pour les pays comme l’Italie et l’Espagne – et cela égaliserait les conditions de financement en Europe.
 
SPIEGEL ONLINE: Mais une fois que les pays en crise commenceraient à ressentir l'allègement, ils chercheraient probablement à éviter les réformes promises.
 
Soros: Au contraire, les réformes seraient beaucoup plus faciles à se mettre en place. Εn Italie, par exemple, le gouvernement du Premier ministre, Mario Monti, en réalité veut faire  des reformes plus fortes du  marché du travail que ce qu’il peut réaliser actuellement. Si les réformes étaient  récompensées par la perspective de conditions de financement favorables, il serait beaucoup plus facile de lesréaliser.
 
SPIEGEL ONLINE: Mais qu’est-ce qui se passe si, par exemple, le gouvernement change et la nouvelle direction ne se sent plus engagée à respecter l’accord sur la réforme ?

Soros: Alors, vous pouvez tout simplement retirer l’aide financière au pays – et le priver de la possibilité de se financer à un pour cent d’intérêt. Il lui faudrait obtenir de l’argent sur le marché financier, qui à son tour  le punirait pour cela. Aucun pays ne pourrait résilier l'accord  sans avoir à payer un prix élevé.
 
SPIEGEL ONLINE: Mais ainsi on pousserait des grands pays comme l’Italie à la faillite – avec des conséquences imprévisibles pour l’Europe. Ce serait une punition qui ne serait jamais imposée.
 
Soros: On pourrait adapter la peine à l’infraction. Même Une petite augmentation des coûts de financement ramènerait déjà le gouvernement en question à la raison.
 
SPIEGEL ONLINE: Est-ce qu’un tel plan pourrait aider aussi la Grèce ?
 
Soros: Probablement pas. Pour sauver la Grèce, il faudrait une générosité énorme. La situation là-bas est tout simplement trop empoisonnée. Si Angela Merkel était restée dure dans le cas de la Grèce, elle pourrait maintenant convaincre plus facilement le public allemand d’accepter les aides pour d’autres pays. Merkel pourrait établir une distinction entre les bons et les méchants en Europe.
 
SPIEGEL ONLINE: Angela Merkel a souvent dit : “Si l’euro échoue, l’Europe échoue.” Seriez-vous d’accord avec elle , tout au moins sur ce point ?
 
Soros: Oui, parce qu'à long terme, un marché commun ne peut pas fonctionner sans une monnaie commune.

SPIEGEL ONLINE: Supposons que vous soyez encore un investisseur et spéculateur  actif. Souhaiteriez-vous parier contre l’euro?

Soros:
 En tant qu’investisseur, je verrais la situation de manière très pessimiste, en particulier en Europe. Mais parce que je crois dans une société ouverte, je crois aussi que les gens et les dirigeants politiques en Europe finiront par agir raisonnablement.
 
L’interview a été réalisée par Mathias Müller von Blumencron, Stefan Kaiser et Gregor Peter Schmitz

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