jeudi 17 avril 2014

Pétage de plombs* dans le sud de l'OTANistan

Notes d'un voyage en Provence
par Pepe Escobar, 15/4/2014
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Original : Breaking bad in southern NATOstan 

EN  ROUTE EN PROVENCE - Pour citer Lénine, que faire ? Retourner à Bruxelles et Berlin ? Une rencontre rapprochée avec le morne OTANistan- Nord, consumé par son obsession paranoïaque antirusse et asservi par l'euro-arnaque pentagonienne infiniment extensible? Ou peut-être une escapade dans l'Erdogastan accro à  la guerre en Syrie?
 
Tu parles d'un choix. C'est le principe  Joie de vivre (en français dans le texte) qui a tranché : et voilà donc votre fidèle chroniqueur de The Roving Eye (L'œil vagabond) embarqué avec Nick, The Roving Son (Le Fils Errant), en Catalogne, à bord de La Piccolina – le camping-car Peugeot  années 80 propulsé par un moteur Citroën. Nous prenons la route de la Provence, zone de premier choix de la spéculation immobilière dans le sud de l'OTANistan. Au lieu de siffler du crystal meth*, dégustation  non-stop de breuvages fins infidèles et de gastronomie provençale de choix.
 
Appelez ça une enquête souterraine, ni  bluesy ni nostalgique ** dans le malaise économique des pays du Club Med : la paupérisation des classes moyennes européennes, la montée de l'extrême-droite, et la perspective spectrale d'une OTAN économique. Le tout dans le cadre d'une ambiance familiale super-cool et assez subversive –laptop et portable éteints.
 
Dieu boit-il du Bandol ?
Nous avons eu la chance d'attraper la semaine inaugurale de la Fondation Van Gogh à Arles - avec son remarquable portail d'entrée orné de la signature agrandie de Van Gogh, son jardin suspendu de miroirs colorés et une exposition craquante sur l'évolution chromatique du maître jusqu'aux frénétiques 15 mois qu'il vécut à Arles. Passer quelques minutes à contempler La Maison Jaune (1888) est une invocation à l'immortalité, une révélation de ce qu'est vraiment l'exceptionnalisme.
 
 
Les illuminations esthétiques n'ont fait que se succéder : du château de Baux au coucher du soleil à la terrasse de Gordes, en haut d'une colline dominant la campagne, en sirotant un Perrier- menthe ; de la nuit étoilée au Colorado provençal (curieusement offensé par un hélicoptère militaire volant à basse altitude, dans le plus style contre-insurrection à Baghdad) au débat sur les mérites de chaque variante de Chèvre de Banon, cet épicurien " fromage d'exception " enveloppé dans des feuilles de châtaignier .
 
Et puis la traversée du Grand Canyon du Verdon - le plus américain des canyons européens, attaqué sous des angles différents à la fois des bords nord et sud, y compris une randonnée le long de l'ancienne route romaine et une rencontre rapprochée avec les silhouettes rocheuses chaotiques et déchiquetées des Cadières (les chaises, en provençal) - la réponse du Verdon aux Tours jumelles. Bref, une réplique provençale décalée du trekking d' Oussama et al-Zawahiri dans l'Hindu Kush.
 
 
Lorsque nous descendions du col des Lèques, le propriétaire d'un café à flanc de montagne nous a dit qu'il venait juste d'ouvrir pour toute la saison, qui dure jusqu'à la mi-septembre. Mais là, en ce début avril, le Verdon baignait dans sa gloire silencieuse, seulement troublée par d'occasionnels motards lookés  badass.
 
Puis - comme dans Pierrot Le Fou de Godard - une plongée vers La Méditerranée. Premier arrêt dans un Toulon contrôlé par le Front national - si propre, si discipliné, si effrayé même par des skateboarders non-immigrés, mais affichant dans son port un cargo monstre de l'OTAN dans ses plus beaux atours.
 
Il est impossible d'avoir un plateau de moules au milieu de l'après-midi dans le port, mais au restaurant chinois Ah-Ha il y a des gorges du Verdon de nourriture disponibles à toute heure, comme pour démontrer une fois de plus que l'esprit d'entreprise asiatique laisse  l'Europe sur la touche.
 
 
Sans transition, nous voilà à la vénérable Auberge du Port de Bandol, attablés pour un banquet platonique : une bouillabaisse orgiaque arrosée du meilleur vin de la région, le match pour ce titre étant serré entre Bastide de la Ciselette et Domaine de Terrebrune.  Aucune de ces merveilles liquides infidèles, soit dit en passant, n'a été touchée par la mondialisation.
 
Il y a à peine un millimètre d'espace de terrain libre sur la côte autour de Marseille - cela fait partie d'un dossier bien connu, la destruction de l'environnement du sud de l'OTANistan. Pourtant nous avons réussi à trouver un bosquet relativement isolé pour l'ambiance valéryenne appropriée (la mer, la mer, toujours recommencée ) .
 
Puis le moment tant redouté a montré sa tête hideuse - à Sanary -sur-Mer, où Huxley écrivit son Brave New World dans sa Villa Huxley et où Thomas Mann trônait au milieu de sa cour Chemin de la Colline. Brecht en fait aurait chanté des chansons anti-hitlériennes à une table au restaurant Le Nautique. Donc, après avoir débattu avec Nick des mérites comparés des voiliers Beneteau, j'ai finalement décidé de mettre un terme à tout cette distanciation brechtienne et me suis dirigé vers le premier kiosque venu pour acheter les journaux, commander un café au lait  et rallumer le portable.
 
Dire que je n'ai pas été impressionné serait un euphémisme. Après une semaine de déconnexion, je retrouve la même sarabande de paranoïa, de pivotage frénétique et d'exceptionnalisme monochromatique. Pourtant, elle était là, comme une perle au fond de la Méditerranée turquoise, enfouie dans l'avalanche d'infos : la nouvelle définitive de la semaine, peut-être de l'année , peut-être de la décennie .
 
Le PDG de Gazprom Alexeï Miller a rencontré le président  de la China National Petroleum Corporation Zhou Jiping mercredi à Beijing. Ils étaient sur le point de signer le méga-contrat de fourniture pendant 30 ans à la Chine de gaz naturel de Sibérie dès que possible. Ce sera probablement le 20 mai, quand Poutine va à Beijing.
 
Et voilà maintenant mon véritable article. Le Pipelineistan va à la rencontre du partenariat stratégique Russie - Chine, solidifié dans les BRICS et dans l'Organisation de coopération de Shanghai, avec la perspective alléchante de fixation de prix et de paiement sans passer par le pétrodollar, autrement dit "l'option thermonucléaire". L'Ukraine, à côté de  cela, est un simple numéro de cirque.
Bienvenue au ratodrome de  Bruxelles
C'est sur le chemin du retour de la Méditerranée vers Arles via Aix-en- Provence que ça m'a frappé comme un drone d'Obama. Qu'est-ce qui était en jeu dans tout ce voyage, du sublime Chèvre de Banon enveloppé dans des feuilles de châtaignier, et des bouteilles de vin " pétale de rose aux producteurs artisanaux et saisonniers de la montagne à Bandol, énumérant leurs craintes sur des marchés de village et dans des châteaux sans prétention ? L'OTAN économique.
 
Le sud de l'OTANistan offre des aperçus de paradis européen post-historique : un jardin de roses kantien protégé d'un cruel monde hobbesien par l'Empire "bienveillant" (la nouvelle qualification de choix, forgée par –évidemment- les néocons à la Robert Kagan). Mais la principale émotion enveloppant l'OTANistan-sud, comme j'ai pu le constater depuis le début de 2014 aussi bien en Italie qu'en Espagne et en France, c'est la peur. Peur de l'Autre – en l'espèce l'intrus pauvre, noir ou brun -, peur du chômage pérennisé, peur de la fin des privilèges jusque-là tenus pour acquis par les classes moyennes, et peur de l'OTAN économique. Car pratiquement aucun Européen ne fait confiance aux hordes de bureaucrates bruxellois.
 
Depuis neuf mois maintenant, la Commission européenne négocie le fameux Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement. La "transparence" adoptée sur ce qui va être le plus grand accord de libre-échange jamais conclu, impliquant plus de 8OO millions de consommateurs, ferait honte au Nord-Coréen Kim Jong-un.
 
Tout le blablabla secret tourne autour des "obstacles non tarifaires", euphémisme  pour un ensemble  de normes éthiques, environnementales, juridiques et sanitaires qui protègent les consommateurs, et non les multinationales géantes. Ce que les mastodontes visent, d'autre part, c'est une foire d'empoigne très rentable - impliquant, juste pour prendre un exemple, l'usage indiscriminé de ractopamine, un énergiseur d'appoint pour le porc qui est interdit même en Russie et en Chine.
 
Alors, pourquoi l'administration Obama est–elle soudain tellement éprise d'un accord de libre-échange avec l'Europe ? Parce que le Big Business US a finalement découvert que le Saint Graal d'un pivotage économique vers la Chine ne sera pas si saint que ça, après tout ; le tout se déroulera dans des conditions fixés par les Chinoise, les grandes marques chinoises prenant progressivement le contrôle de la plus grande partie du marché chinois.
 
D'où le Plan B d' un marché transatlantique soumettant  40 % du commerce international aux mêmes normes favorables au Big Business. Obama a martelé que l'accord permettrait de créer "des millions d'emplois us-américains bien rémunérés". C'est très discutable, pour dire le moins. Mais ne vous méprenez pas sur ce qui pousse les USA : Obama lui-même est personnellement impliqué.
 
Quant aux Européens, ils sont plus comme des rats courant dans un casino secret. Autant la National Security Agency surveille chaque appel téléphonique à Bruxelles, autant les Européens n'ont pas la moindre idée de ce qu'ils vont prendre comme baffe. Le débat public sur l'accord est à toutes fins utiles verboten pour la société civile européenne.
 
Les négociateurs de la Commission européenne ne se réunissent qu'avec des lobbyistes et des PDG de multinationales. En cas de "volatilité des prix " à long terme, les agriculteurs européens seront les grands perdants, pas les US-Américains, maintenant protégés par une nouvelle loi agricole. Pas étonnant que le message direct et indirect que j'ai reçu de pratiquement tout le monde dans les campagnes provençales est que "Bruxelles est en train de nous vendre" : ce qui va en fin de compte disparaître, mourant à petit feu, c'est l'agriculture haut de gamme, et des masses de producteurs artisanaux avec un savoir-faire [en français dans le texte] accumulé au cours des siècles.
 
Donc, vive les hormones, les  antibiotiques, le chlore et les OGM ! Et à mort le terroir (en fr. dans le texte) ! Les menaces de l'OTAN contre la Russie sont  une tactique de diversion boiteuse et commode. Et alors que La Piccolina quittait la Provence chargée de sublimes produits artisanaux, je ne pouvais que comprendre pourquoi les locaux voient un avenir sous l'OTAN économique avec une telle appréhension vangoghienne.
 
NdT
*Le titre original de l'article, Breaking bad in southern NATOstan est une référence à Breaking Bad, titre d'une série télévisée US en 62 épisodes de 47 minutes, créée par Vince Gilligan, diffusée de 2008 à 2013 sur AMC aux USA et au Canada. Diffusée sous le titre Le Chimiste au Québec, elle est diffusée sous son titre original en France par ARTE. On peut traduire Breaking bad par "pétage de plombs". Le crystal meth, ou métamphétamine joue un rôle central dans la série.

** Allusion à la chanson de Bob Dylan, Subterranean Homesick Blues (Blues nostalgique souterrain) (1965)

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