jeudi 30 janvier 2014

Ce Théorème pasolinien que nous vivons tous

par Pepe Escobar. Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala
Bologne-Aux premières heures du 2 novembre 1975, à l'Idroscalo, une banlieue pourrie de Rome, près d'Ostie, était retrouvé le corps de Pier Paolo Pasolini, alors âgé de 53 ans, qui avait été tabassé à mort et écrasé par sa propre Alfa Romeo. Ainsi disparaissait une locomotive intellectuelle et l'un des plus grands cinéastes des années 60 et 70.
Il aurait été difficile d'imaginer un mélange moderne plus surprenant et poignant de tragédie grecque et d'iconographie de la Renaissance : dans une mise en scène tout droit sortie d'un film de Pasolini, l'auteur lui-même se retrouvait immolé tout comme le personnage principal de Mamma Roma (1962), gisant en prison à la manière du Christ mort d'Andrea Mantegna.

 Il aurait pu s'agir d'un rendez-vous gay ayant très mal tourné : un petit voyou de 17 ans fut accusé du meurtre, mais le jeune homme était aussi lié à des néofascistes italiens. La vérité n'a jamais été établie. Ce qui est apparu, c'est que Pasolini avait été tué par la "nouvelle Italie" – les retombées d'une nouvelle révolution capitaliste.
 
"Ceux qui sont destinés à être morts"
Pour les Italiens éduqués, il était essentiellement un poète (ce qui, il y a quelques décennies, était un sacré compliment…). Dans son œuvre maîtresse, Les Cendres de Gramsci (1952), Pasolini établit un parallèle frappant, en termes d'aspiration à un idéal héroïque, entre Gramsci et Shelley, qui se trouve être enterré dans le même cimetière romain. Ce qu'on peut appeler de la justice poétique.

Puis, sans effort, il passa du mot à l'image. Le jeune Martin Scorsese fut estomaqué quand il vit pour la première fois Accattone (1961); pour ne pas parler du jeune Bernardo Bertolucci, qui se trouva apprendre le B.A.-BA du métier comme caméraman de Pasolini. Le moins qu'on puisse dire, c'est que sans Pasolini, un Scorsese, un Bertolucci, ou d'ailleurs un Fassbinder, un Abel Ferrara et un tas d'autres n'auraient pas existé.

Et particulièrement aujourd'hui, alors que nous marinons dans cette sordide foire aux vanités 24 heures sur 24, il est impossible de ne pas éprouver de sympathie pour la méthode Pasolini, qui oscille entre une critique sulfurique de la bourgeoisie (comme dans Teorema et  Porcile), le refuge des classiques (sa phase tragédie grecque) et la fascinante "Trilogie de vie" médiévale : les adaptations du Décaméron (1971), des Contes de Canterbury (1972) et des Mille et Une Nuits (1974).

Il n'est pas étonnant que Pasolini ait choisi de fuir l'Italie corrompue et décadente pour aller filmer dans le monde en développement, de la Cappadoce turque pour Médée au Yémen pour les Nuits. Plus tard, Bertolucci fera la même chose, filmant au Maroc (Un thé au Sahara), au Népal (Little Buddha) et en Chine (Le Dernier Empereur, son formidable succès hollywoodien).

Puis il y eut Salò ou les 120 Journées de Sodome, le dernier film, torturé et ravageur, de Pasolini, sorti seulement quelques mois après sa mort, interdit pendant des années dans des douzaines de pays, et impitoyable dans son extrapolation du flirt italien et occidental avec le fascisme.

De 1973 à 1975, Pasolini écrivit une série de chroniques pour le Corriere della Sera, publiées sous le titre Écrits corsaires en 1975 puis, à titre posthume sous le titre Lettres luthériennes en 1976. Leur thème récurrent était la "mutation anthropologique" de l'Italie moderne, qui peut être vue comme un microcosme de la plus grande partie de l'Occident.

J'appartiens à une génération dans laquelle beaucoup ont été absolument obnubilés par Pasolini à l'écran et sur le papier. À cette époque, il était évident que ces chroniques étaient des tirs de mortiers d'un intellectuel extrêmement acéré mais totalement isolé. À les relire aujourd'hui, elles ont un ton et un contenu prophétique.

Examinant la dichotomie entre garçons bourgeois et prolétaires – comme celle entre le Nord et le Sud de l'Italie -, Pasolini tombe sur une nouvelle catégorie, "difficile à décrire (parce que personne ne l'avait fait jusqu'alors)" et pour laquelle il ne trouvait "aucun précédent linguistique et terminologique". C'était "ceux destinés à être morts". Et de fait l'un d'eux pourrait avoir été son meurtrier à l'Idroscalo.

Selon Pasolini, ces nouveaux spécimens étaient ceux qui, jusqu'au milieu des années 50, auraient été victimes de la mortalité infantile. La science intervint et les sauva de la mort physique. Ils sont donc des survivants, "et il y a dans leur vie quelque chose de contro natura". Donc, argumente Pasolini, si les fils nés aujourd'hui ne sont pas à priori "bénis", ceux qui sont nés "en excédent" sont définitivement "réprouvés".

Bref, pour Pasolini, les nouvelles générations, ayant le sentiment de ne pas êtres vraiment bienvenues, et se sentant coupables pour cela, sont "infiniment plus fragiles, brutales, tristes, pâles et mal dans leur peau que toutes celles qui les ont précédées". Elles sont déprimées ou agressives. Et "rien ne parvient à effacer l'ombre qu'une anomalie inconnue projette sur leur vie". De nos jours, cette interprétation peut permettre de comprendre la jeunesse musulmane aliénée, transfrontalière qui, portée par le désespoir, rejoint le Jihad.

En même temps, toujours selon Pasolini, ce sentiment inconscient d'être fondamentalement bons à jeter ne fait qu'alimenter chez "ceux qui sont destinés à être morts" l'aspiration à la normalité, "l'adhésion totale, sans réserve à la horde, le désir de ne pas apparaître comme distinct ou différent". Il "montrent" donc "comment vivre de manière conformiste avec agressivité". Ils enseignent la "renonciation", une "tendance à être malheureux", la "rhétorique de la méchanceté" et la brutalité. Et les brutes deviennent les champions de la mode et du comportement (ici Pasolini préfigurait déjà les punks de l'Angleterre de 1976).

Celui qui se décrivait lui-même comme un "vieux bourgeois rationaliste et idéaliste" allait au-delà de ces réflexions sur la génération "no future". Il empilait, entre autres désastres, la destruction urbaine de l'Italie, la responsabilité de la "dégradation anthropologique" de l'Italie, les terribles conditions des hôpitaux, des écoles et des services publics, l'explosion sauvage de la culture de masse et des mass media, la "bêtise criminelle" de la télévision, le "poids moral" de ceux qui ont gouverné l'Italie de 1945 à 1975, c'est-à-dire les démocrates-chrétiens soutenus par les USA.

Il dessina habilement les contours du "cynisme de la nouvelle révolution capitaliste-le première véritable révolution de droite". Une telle révolution impliquait, selon lui "d'un point de vue anthropologique – en termes de fondation d'une nouvelle 'culture' – des hommes sans lien avec le passé, vivant dans 'l'impondérabilité'. Si bien que la seule attente existentielle possible est le consumérisme et la satisfaction d'envies hédonistes". C'est la mordante "société du spectacle" de Guy Debord des années 1960 étendue au sombre horizon du "rêve est fini" des années 1970.

À l'époque, c'était là du matériel radioactif. Pasolini ne faisait pas de prisonniers : si la consumérisme avait sorti l'Italie de la pauvreté "pour la gratifier avec un bien-être" et une certaine culture non-populaire, ce résultat humiliant avait été obtenu "en singeant la petite bourgeoisie, la stupide école obligatoire et la télévision criminelle". Pasolini avait coutume de tourner en dérision la bourgeoisie italienne comme "la plus ignorante d'Europe" (en cela, il se trompait : pour ça, la bourgeoise espagnole décroche la timbale).

Puis émergea un nouveau mode de production culturelle – construit sur le "génocide des cultures précédentes" – ainsi qu'une nouvelle espèce bourgeoise. Si Pasolini avait survécu, il aurait pu voir celle-ci dans sa splendeur, sous la forme d'Homo Berlusconis.
La Grande Beauté n'est plus
Le cœur consumériste des ténèbres - "l'horreur, l'horreur" – déjà prophétisé et détaillé par Pasolini au milieu des années 1970 vient d'être dépeint  avec tout son bling-bling sordide par le cinéaste napolitain Paolo Sorrentino, né quand Pasolini, pour ne pas parler de Fellini, était déjà au sommet de son art. La Grande Bellezza ("La Grande Beauté") – qui vient juste de remporter les Globes d'Or comme meilleur film étranger (aux USA) et devrait aussi remporter un  Oscar– aurait été inconcevable sans La Dolce Vita  de Fellini (dont il est une coda inavouée) et la critique pasolinienne de la "nouvelle Italie".

Pasolini et Fellini étaient d'ailleurs issus de la même tradition intellectuelle d'Émilie-Romagne (Pasolini de Bologne, Fellini de Rimini, tout comme Bertolucci de Parme. Au début des années 1960, Fellini disait en blaguant à son ami et encore apprenti Pasolini qu'il n'était pas équipé pour al critique. Fellini était toujours pure émotion, alors que Pasolini - comme Bertolucci -, c'était de l'émotion modulée par l'intellect.

Le film étonnant de Sorrentino – une équipée sauvage dans les méandres de l'Italie berlusconienne – est une Dolce Vita qui aurait tourné à l'aigre. Comment ne pas éprouver de l'empathie pour un  Marcello (Mastroianni) âgé de 65 ans (et joué par l'époustouflant Toni Servillo), souffrant de la crampe de l'écrivain tout en surfant sur sa réputation de roi de la nuit romaine. Comme le grand Ezra Pound – qui aimait profondément l'Italie – l'avait aussi prophétisé, une production sinistre  de camelote nous a conduits à la débilité berlusconienne, où – selon un personnage – tout le monde "a oublié la culture et l'art" et l'ancien sommet de civilisation qu'était l'Italie a fini par ne plus être connue que pour "la mode et la pizza".

C'était exactement ce que nous disait Pasolini il y a presque quatre décennies – avant qu'une manifestation étrange et effrayante de cette abjection ne le réduise au silence. Sa mort, en fin de compte, a prouvé - avant la lettre – son théorème : il a malheureusement toujours eu raison. À en mourir.
Portraits de Pier Paolo Pasolini par David Parenti
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mercredi 29 janvier 2014

Brésil : les rolezinhos ou quand les jeunes des banlieues investissent les temples de la marchandise

par  Raúl Zibechi, 24/1/2014. Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala
Des groupes de jeunes de 15-20 ans se donnent des rendez-vous de masse dans les centres commerciaux du Brésil, surtout à São Paulo, mais la pratique est en train de se diffuser à travers tout le pays, pour se promener, s'amuser et chanter/danser sur des rythmes de funk ostentação, un genre dérivé du funk carioca [de Rio de Janeiro, NdT] qui exalte la consommation, les marques de luxe, l'argent et le plaisir. Ces jeunes viennent des banlieues de São Paulo, ils sont pauvres, donc, souvent, noirs.




Le 7 décembre 6 000 jeunes ont convergé au Shopping Metro Itaquera, généralement fréquenté par des familles de banlieue. Le 14 plusieurs centaines d'entre eux sont entrés en dansant et criant au Shopping International de Guarulhos, et bien qu'il n'y ait eu ni dégâts ni vols ni consommation de drogues,  la police a réprimé et en a arrêté 23 sans motifs.
Les rolezinhos (de dar um rolé, faire un tour)  sont réalisés depuis plusieurs années par des étudiants, des fans de musiciens ou de célébrités sportives. Un des rolezinhos  les plus célèbres est celui réalisé depuis 2007 par des étudiants d'économie à l'Université de São Paulo (USP) dans le Shopping Eldorado. Ils n'ont jamais été réprimés, ni même perturbés par la sécurité, bien qu'ils arrivent en masse sans prévenir. Ils crient agressivement et quand certains montent sur ​​les tables, les vigiles leur demandent poliment de descendre (Folha de São Paulo, 21 janvier 2014).


Nuno Guimares/Reuters


En revanche, quand il s'agit de jeunes de banlieues, les propriétaires de centres commerciaux procèdent à des filtrages sous couvert de décisions judiciaires, les vendeurs ferment leurs boutiques et les clients les insultent et les traitent comme des criminels. Cela crée un climat favorable à la répression par la Police militaire, l'une des plus meurtrières du monde.


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La journaliste Eliane Brum demande : "Pourquoi la jeunesse noire de la banlieue du Grand São Paulo est-elle criminalisée ? " (El País - Brésil 23 décembre 2013). Dans l'imaginaire national, soutient-elle, pour les jeunes pauvres, s'amuser hors des limites du ghetto et désirer des objets de consommation est quelque chose de transgressif, parce que "les centres commerciaux ont été construits pour les garder en dehors." Pas seulement les shopping : toute la société les laisse en dehors.
Chaque fois que ceux d'en bas bougent, se montrent, que ce soit seulement pour sortir de la périphérie en utilisant les codes mêmes de la société capitaliste, ils sont discriminés et frappés, parce qu'ils occupent des espaces qui ne sont pas les leurs. Dans ce cas, ils commettent un crime majeur : leur défi  ne consiste pas seulement à arborer sur leurs corps bruns les mêmes objets que les riches, mais aussi à vouloir occuper des espaces-temples sacrés pour les classes moyennes et supérieures .


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La Police militaire explique ce qu'est un "rolezinho" :
-C'est quoi cette interdiction à tout habitant de favela d'entrer dans le shopping ?
-Association de mafaiteurs  !
-Carlos Latuff
Lorsque les périphéries bougent, elles dévoilent les relations de pouvoir qui dans la vie quotidienne sont voilées par les inerties, les croyances, les influences médiatiques, religieuses et idéologiques. La première chose qu'elles ont donné à voir, c'est la texture du pouvoir : le rôle de l'appareil répressif et de la justice comme serviteurs du capital, la manière dont le racisme et le classisme sont entrelacés et sont des axes d'oppression et d'exploitation, le rôle de la ville comme un espace de spéculation immobilière, autrement dit l'extractivisme urbain.


La deuxième chose est l'intransigeance des classes moyennes, en particulier le secteur de nouveaux consommateurs qui sont sortis de la pauvreté au cours des dernières années grâce à la croissance économique induite par les prix élevés des matières premières et les politiques de protection sociale. Il y a là un problème de génération : les jeunes qui font des rolezinhos sont les enfants de ceux qui les traitent de voleurs et les matraquent. Ils appartiennent au même secteur social, mais les uns sont reconnaissants alors que les autres veulent plus.

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La troisième question nous concerne nous-mêmes. J'ai consulté un ami militant du Movimento Passe Livre [mouvement pour la gratuité des transports, NdT], qui a joué un rôle important dans les manifestations de juin dernier, pour lui demander son opinion sur ce qui se passe. Il m'a répondu agacé qu'ils sont fatigués d'être interprétés par d'autres, en particulier par des gens qui n'ont aucun lien avec les luttes mais s'érigent en analystes, établissant une relation de pouvoir coloniale, sujet-objet, dans laquelle ceux d'en bas sont toujours ravalés au second rang.
En quelques jours on a vu et entendu une rafale d'analyses prétendant expliquer ce que font les jeunes, et tombant généralement à côté de la plaque. Les discours les plus nocifs viennent de personnes et de groupes de gauche. Lors des manifestations de juin dernier, durant la Coupe confédérale, ils avaient taxé les manifestations de provocations pouvant favoriser la droite. Un calcul absurde mais efficace pour isoler et démobiliser.
En ce qui concerne les rolezinhos, ces mêmes voix prétendent que ce sont des « actions non engagées », «dépolitisées ", qu'en fin de compte ces jeunes ne cherchent qu'à s'intégrer à travers la consommation. Ici aussi joue un préjugé âgiste : l'ancienne génération (à laquelle j'appartiens) a coutume de faire des sermons aux jeunes sur ce qui est correct et ce qui ne l'est pas, avec le même air de supériorité que prenaient les cadres de partis qui nous faisaient la leçon dans les années 69 et 70.

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Liberté de déplacement dans le Brésil esclavagiste (XVIè-XIXè siècle)
Liberté de déplacement dans le Brésil démocratique : "rolezinhos" au XXIè siècle
Mais ce qui semble plus grave, c'est la mythification des luttes sociales. Les ouvriers de Saint- Pétersbourg qui ont mené la révolution de 1905 et créé les premiers soviets n'étaient pas politisés par les discours et les écrits de Lénine et de Trotski, mais par des balles du tsar quand ils ont défilé vers le Palais d'Hiver pour remettre une liste de revendications, sous la direction du prêtre Gapone, qui travaillait pour la police secrète. C'est le Dimanche sanglant qui a politisé les travailleurs russes. Quelque chose de similaire s'est produit suite à la marche des femmes vers Versailles en octobre 1789, qui a marqué la fin de la monarchie.
Il règne une profonde confusion sur le rôle des idéologies et des dirigeants dans les révolutions et les processus de changement. La spontanéité pure, qui selon Gramsci n'existe pas, ne mène pas très loin, et souvent à de sanglantes défaites. Mais la "direction consciente" et externe ne garantit pas de bons résultats. Nous pouvons essayer d'apprendre ensemble, surtout quand les banlieues se mettent en mouvement et remettent en question nos vieux savoirs.
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Les proprpriétaires de centres commerciaux veulent que Geraldo Alckmin, le gouverneur de São Paulo, contienne les"rolezinhos": -Voilà mon projet d'espace de loisirs pour les jeunes pauvres de banlieue
Carlos Latuff
 

Le dernier râle de la démocratie US

par Chris Hedges, 5/1/2014.Traduit par  Najib Aloui نجيب علوي, édité par  Michèle Mialane et Fausto Giudice , Tlaxcala
Original: The Last Gasp of American Democracy
Traductions disponibles : Português  Deutsch 
 
Notre démocratie est à l’agonie. L’intrusion  massive de l’État dans  nos vies et  l’anéantissement de notre droit à la vie privée sont désormais des faits. Le défi pour nous - probablement un des derniers - est de nous lever pour crier notre fureur et mettre un terme à la  confiscation de nos droits à la liberté et à la libre expression. Si nous ne le faisons pas, nous deviendrons un peuple de captifs.
Les débats publics au sujet des mesures de l’Etat en vue de prévenir le terrorisme, l’assassinat symbolique d’Edward Snowden et de ses sympathisants, les assurances données par les puissants qu’il n’y a pas d’abus dans la collecte massive et le stockage de nos communications électroniques tombent à côté de la plaque. Tout État en mesure de surveiller tous ses citoyens, tout État à même  d’étouffer les débats publics véritables en contrôlant l’information, tout État qui a les moyens de faire taire instantanément toute contestation est totalitaire. Notre État capitaliste peut ne pas utiliser ce pouvoir aujourd’hui. Mais il l’utilisera s’il se sent menacé par une population rendue nerveuse par la corruption, l’incompétence et une répression de plus en plus sévère. Au moment où un mouvement populaire émergera -chose inéluctable-  pour réellement affronter nos seigneurs capitalistes, notre système mercenaire de surveillance totale passera à la vitesse supérieure.
Et voici la note : le directeur de l’Agence Nationale de Sécurité, le général Keith Alexander, présente son témoignage devant la Commission Judiciaire du Sénat en décembre, lors de séance consacrée à l’examen  des programmes de surveillance  exercés par les agences gouvernementales. Photo Manuel Balce Ceneta/AP
Le mal suprême, comme l’a souligné Hannah Arendt, est un système politique qui, après avoir persécuté, marginalisé puis écrasé ses opposants, réussit à paralyser par la peur et la suppression de toutevie privée le reste de  de la société. Notre système de surveillance de masse est la machine par laquelle adviendra ce mal suprême. Si nous ne démantelons pas immédiatement l’appareil sécuritaire et de surveillance, nous pourrons dire adieu au journalisme d’investigation et au recours à la Justice contre les abus. Il n’y aura plus de contestation organisée. Il n’y aura plus de pensée indépendante. Même  les plus légères critiques seront traitées comme des actes de subversion. Alors, l’appareil sécuritaire se répandra comme un champignon noir sur le tissu politique et les faits les plus insignifiants et les plus ridicules deviendront des menaces à la sécurité nationale.
J’ai connu ce genre de peste à l’époque où je faisais mon travail de reporter dans l’État-Stasi d’Allemagne de l’Est. J’étais suivi en permanence d’hommes aux cheveux en brosse et en veste de cuir, sans aucun doute des hommes de la Stasi, le Ministère de la Sécurité d’État, que le tout-puissant Parti Communiste décrivait comme le glaive de la nation. Les personnes que j’interviewais recevaient, tout de suite après, une visite à domicile des agents de la Stasi. Mon téléphone était sur écoute. Certaines des personnes avec lesquelles j’avais travaillé étaient rapidement victimes de pressions visant à en faire des informateurs. La peur planait sur toutes conversations.
 
La Stasi n’a pas mis en place de camps de la mort ou de goulags. Elle n’en avait pas besoin. Elle était partout grâce à un réseau de 2 millions d’informateurs, pour une population de 17 millions de personnes. Il y avait 102.000 agents de la police secrète employés à plein temps pour surveiller la population - un agent pour 166 Allemands de l’Est. Les  nazis brisaient les os, la Stasi les âmes. L’État est-allemand a initié l’art de la « déconstruction psychologique» que les tortionnaires et interrogateurs, dans nos prisons et lieux de détention illégaux, ont élevé à une terrifiante perfection.
 
Le but de la surveillance de masse, comme l’écrivait Hannah Arendt dans Les Origines du Totalitarisme n’est en définitive pas de découvrir les crimes mais « d’être à disposition quand l’État décide d’arrêter une certaine catégorie de la population.» Parce que le courrier électronique des US-Américains, leurs conversations téléphoniques, leurs recherches sur la Toile et leurs déplacements géographiques sont enregistrés et stockés à perpétuité dans les bases de données de l’État, on pourra toujours trouver, et à profusion, des éléments à charge pour arrêter n’importe qui, dès que l’État le jugera nécessaire. Ces informations, comme des virus mortels dormants, n’attendent que d’être utilisés contre nous. Que ces informations soient banales ou innocentes importe peu, car dans les Etats totalitaires, la justice, comme la vérité, n’ont aucune espèce d’importance.

yaserabohamed, Australie
Ce que les États totalitaires efficaces visent toujours à obtenir, comme l'a compris George Orwell,  est un climat qui efface chez les gens toute idée de rébellion, un climat où l’assassinat et la torture ne sont utilisés que contre  une poignée d' irréductibles. L’État totalitaire réussit cette mainmise sur la société, écrit Arendt, en écrasant méthodiquement la spontanéité et du même coup la liberté humaines. De façon incessante, il diffuse la peur afin de s’assurer que la société reste traumatisée et paralysée. Il transforme les tribunaux ainsi que les corps législatifs  en  instruments de légalisation des crimes de l’État.

L’État des capitalistes, dans notre situation, a utilisé la loi pour abolir tranquillement les quatrième et cinquième amendements de la Constitution, dont la raison d’être est de nous protéger des intrusions abusives de l’État dans nos vies privées. La perte de la représentation et de la protection politiques et  judiciaires, l’un des volets du coup d’État capitaliste, signifie que nous n’avons plus de voix et plus de protection contre les abus de pouvoir. Le dernier arrêt  du Juge de District William H. Pauley en faveur des activités d'espionnage de l’Agence Nationale de Sécurité (la NSA), fait partie d’une longue liste de décisions judiciaires iniques qui ont, depuis le 11 septembre,  sacrifié nos droits constitutionnels les plus précieux sur l’autel de la sécurité nationale. Les tribunaux et les corps législatifs violent désormais nos droits constitutionnels les plus élémentaires pour justifier le pillage et la répression exercés par les capitalistes. Ils déclarent que les contributions massives et secrètes aux campagnes électorales - une forme de corruption légale - sont protégées par le Premier amendement. Ils définissent le lobbying des grands groupes capitalistes – par le biais duquel les grandes entreprises remplissent généreusement les poches de nos élus et écrivent nos lois - comme le droit des citoyens d’adresser des pétitions au gouvernement. Par ailleurs, en vertu des nouvelles lois, nous pouvons être torturés, assassinés ou enfermés indéfiniment par les militaires, privés du droit à un procès régulier et surveillés sans mandat judiciaire. Pendant ce temps, des serviteurs zélés, qui se présentent sans honte comme  des journalistes, sacralisent le pouvoir d’État en amplifiant ses mensonges - MSNBC, Fox News : même servilité - pendant qu’ils nous bourrent le crâne de potins sur les « people » ou autres stupidités.

 Nos politiciens et maîtres à penser mettent en scène de grandioses batailles culturelles autour de questions futiles pour dissimuler le fait  que notre système politique a cessé de fonctionner. L’histoire, l’art, la philosophie, la quête intellectuelle, notre passé de luttes individuelles et collectives pour la justice, le monde des idées et de la culture et même ce qu’on entend par vivre dans une vraie démocratie et y participer - toutes ces choses ont été jetées aux oubliettes.  

Dans son livre fondateur,  ‘Democracy Incorporated », Le philosophe politique Sheldon Wolin définit notre système  de gouvernance capitaliste comme un « totalitarisme inversé », dans une ère de pouvoir des grandes entreprises sur fond de démobilisation des citoyens. Ce qui le différencie du  totalitarisme classique, c’est qu’il n’est pas polarisé sur un démagogue ou un leader charismatique, mais s’organise autour d’une machine d’État anonyme contrôlée  par les grandes entités capitalistes. Celles-ci, contrairement aux mouvements totalitaires classiques, ne remplacent pas les structures en voie de décomposition par des structures nouvelles. Elles clament plus que jamais  leur attachement aux élections libres, à la liberté d’expression et à la liberté de la presse, à l’inviolabilité de la vie privée et à la souveraineté de la Loi. Mais elles corrompent et manipulent à tel point le système d’élections libres, les tribunaux, la presse et les autres grands leviers du pouvoir qu’elles rendent impossible la  participation démocratique authentique des masses à la vie politique. La Constitution US-américaine n’a pas été réécrite mais elle a été soumise à une entreprise constante et toujours plus radicale d’émasculation par le biais de l’interprétation judiciaire et législative. Nous nous retrouvons maintenant devant une coquille vide entretenant une fiction de démocratie, tandis que le pouvoir réel est exercé par un noyau totalitaire. Ce totalitarisme capitaliste s’appuie essentiellement sur un système   de sécurité intérieure qui échappe à tout contrôle légal.

Nos gouvernants capitalistes totalitaires se mentent à eux-mêmes aussi souvent qu’ils mystifient le public. La politique, pour eux, n’est qu’une simple entreprise de relations publiques. On recourt au mensonge non pas pour réaliser des objectifs de politique publique clairement conçus mais pour protéger l’image de l’État et des gouvernants. Ces mensonges sont devenus une forme grossière de patriotisme. La capacité de l’État d’empêcher tout regard extérieur sur l’exercice du pouvoir engendre une sclérose intellectuelle et morale terrifiante de l’élite dirigeante. On ne se donne même plus la peine de confronter les théories les plus saugrenues - comme implanter la démocratie à Bagdad par la force afin de la diffuser dans la région ou forcer l’Islam radical à la soumission par la terreur - à la réalité, à l’expérience ou à un débat documenté. Les faits qui n’obéissent pas  aux théories fantaisistes de nos élites politiques, de nos généraux et de nos chefs du renseignement sont tout simplement ignorés et soustraits au regard du public. Un moyen efficace pour empêcher les citoyens d’entreprendre des actions visant à redresser le cap. Et en définitive, comme dans tous les systèmes totalitaires, les citoyens deviennent les victimes de la folie de l’Etat, de ses mensonges monstrueux, de sa corruption rampante et de sa terreur.

Le poète roumain Paul Celan a bien rendu cette lente absorption  du poison idéologique - en l’occurrence le fascisme - dans son poème « Fugue de mort »* :

Lait noir de l'aube nous le buvons le soir
le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
nous buvons et buvons
nous creusons dans le ciel une tombe où l'on n'est pas serré

 
Victimes de ce que font tous les États totalitaires émergents, nos esprits ont été frappés d’une amnésie historique soigneusement orchestrée, d'une bêtise injectée par l’État. Et parce que nous avons la mémoire courte, nous sommes incapables de réagir avec l’acharnement  nécessaire quand nous nous apercevons que notre liberté est confisquée. Il faut détruire les structures capitalistes de l’État. Démanteler son appareil sécuritaire. Et chasser des palais du pouvoir ceux qui défendent le totalitarisme capitaliste, y compris les dirigeants des deux grands partis , ces cohortes d’intellectuels à la parole creuse et cette presse qui a perdu toute crédibilité. Le seul espoir qui nous reste, c’est le recours à des manifestations massives et à la poursuite de la désobéissance civile. Faute de nous soulever - ce qu’escompte bien l’État-entreprise- nous nous retrouverons esclaves.
 
*Note de Tlaxcala : le poème de Celan ne se réfère pas à la propagande nazie, mais aux camps d'extermination

jeudi 16 janvier 2014

Adios compañero Adieu, camarade Juan Gelman

Original: Adios compañero Juan Gelman


Le poète et journaliste argentin Juan Gelman vient de mourir à Mexico à l'âge de 83 ans. Figure centrale des lettres ibéro-américaines, il avait publié une chronique dans le quotidien de Buenos Aires Página/12 dès son premier numéro, paru le 26 mai 1987. La présidente argentine a décrété un deuil national de 3 jours pour lui rendre hommage.


Un oiseau vivait en moi.
Une fleur voyageait dans mon sang.
Mon cœur était un violon.

J'ai aimé ou pas. Mais parfois
on m'a aimé. Moi aussi
je me réjouissais : du printemps,
des mains jointes, de ce qui rend heureux.

Je dis que l'homme se doit de l'être !

(Ci-gît un oiseau.
Une fleur.
Un violon.)

Épitaphe, premier poème de son premier livre, Violon et autres questions
Allan McDonald, Honduras
JUAN
par Eduardo Galeano

Il y a quelques jours, parlant du Gros Soriano* et du Nègre Fontanarrosa*, j'ai dit, ou plutôt confirmé : -Parfois, le mort ment.
Et je le redis ici : la mort ment quand elle dit que juan gelman n'est plus.
Il continue à vivre dans tout ce que nous avons aimé, dans tout ce que nous avons lu, dans tout ce que nous avons entendu dans sa voix du plus profond de nos êtres.
Nous ne trouverons jamais de mots pour exprimer notre gratitude à l'homme qui fut multitude, celui qui fut nous-mêmes et continuera de l'être dans les paroles qu'il nous a laissées.
* NdT
Roberto el Negro Fontanarrosa (Rosario, 26  nov. 1944 – ibídem, 19 juil. 2007), humoriste graphique et écrivain argentin.
Osvaldo Soriano (6 janv. 1943 – 29 janv. 1997), écrivain et journaliste argentin.
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Juan Gelman
Considéré comme l’un des majeurs poètes contemporains d’Amérique latine, Juan Gelman était né en 1930 à Villa Crespo, un quartier de Buenos Aires, troisième enfant de José et Paulina, deux immigrants juifs de Russie. Il apprend à lire à l’âge de trois ans et passe son enfance à faire du vélo, jouer au foot et à lire. Dans sa jeunesse il fait partie de divers groupes et mouvements littéraires, dont „El pan duro“ (le Pain dur), qui édite son premier livre, “Violín y otras cuestiones”.

Adhérent du parti communiste à l’âge de 15 ans, il se rapprochera plus tard des péronistes de gauche, devenant membre du mouvement des Montoneros (qu’il quittera pour désaccords avec la direction). Il est obligé sous la dictature militaire (1976-1983), de s’exiler en Europe puis au Mexique, où il vivra jusqu'à sa disparition le 14 janvier 2014.

Maria Claudia et Marcelo ArielSous la dictature son fils Marcelo Ariel et sa belle-fille María Claudia García Irureta Goyena de Gelman sont enlevés par les forces de répression. Marcelo meurt sous la torture et María Claudia  est exécutée en Uruguay après avoir accouché de sa fille, par un groupe de tortionnaires dirigés par l’Uruguayen Ricardo José Medina Blanco, alias Le Lapin. Une des nombreuses pages sombres de l’Opération Condor montée par la CIA contre tous ceux qui furent identifiés comme ennemis par les dictatures du Cône Sud (Argentine, Chili, Uruguay, Paraguay, Bolivie).
C’est seulement en avril 2000 que Juan Gelman a pu, après de longues recherches, retrouver sa petite-fille Maria Macarena, adoptée de manière illégale par un policier uruguayen et sa femme.Maria Macarena

Le colonel en retraite uruguayen Manuel Cordero est incarcéré (et sous traitement médical) à Porto Alegre, au Brésil, pour sa participation à l’enlèvement, au transfert en Uruguay et l’exécution de María Claudia. Cordero est aussi accusé de l’assassinat du sénateur uruguayen Zelmal Michelini et de participation à l’assassinat de l’ex-président de la Chambre des députés uruguayenne Hector Gutierrez Ruiz. Il attend son extradition vers l’Argentine, décidée par le Tribunal suprême brésilien en 2009.

Juan Gelman a obtenu le Premio Nacional de Literatura argentin en 1997 et le Prix Juan Rulfo en 2000. Récemment, il a obtenu le prix Lezama Lima, en 2004 le prix Ramón López Velarde et en 2005 le prix Iberoamericano de Poesía Reina Sofía.
Créateur aux multiples facettes, de poésie mais aussi de prose, d’une pièce de théâtre, La junta luz (1982), et de deux opéras.

Gelman est aussi journaliste. Il publie régulièrement de nombreux articles dans Página/12, le quotidien de Buenos Aires et publiés sous le titre Prosa de prensa et Nueva prosa de prensa.
Il croit à la poesía casada con la poesía (poésie mariée avec la poésie) mais n'est pas indifférent au monde qui l'entoure et aux engagements nécessaires qu'il suscite. Il s'inspire autant des grands ancêtres latino-américains que des mystiques espagnols, de la tradition judéo-espagnole ou des poètes nord-américains. Ses thèmes sont, comme il dit, el amor, la revolución, el otoño, la muerte, la infancia y la poesía(l’amour, la révolution, l’automne, la mort, l’enfance et la poésie). Thèmes auxquels il faut ajouter celui de la mémoire.

L'intertextualité - et au sens large la transtextualité - est une des caractéristiques de son œuvre multiforme.Il écrit une poésie profondément humaniste et généreuse. Son dernier recueil País que fue será (2004) témoigne d'une espérance nouvelle en l'Argentine et le futur.
Livres parus en français
Obscur ouvert, éditions PHI, 1997
 Les poèmes de Sydney West, Editions Créaphis, 1997
 Lettres à ma mère, Editions Myriam Solal, 2002
 Salaires de l'impie et autres poèmes, Editions Ecrits des Forges, Graphiti, 2002
 L’Opération d'amour, NRF Gallimard, 2006
Philippe Friolet a consacré une étude à La poétique de Juan Gelman : une écriture à trois visages (L’Harmattan, 2006)
Bibliographie en espagnol
“Violín y otras cuestiones”, Gleizer, Buenos Aires, 1956. “El juego en que andamos”, Nueva Expresión, Buenos Aires, 1959. “Velorio del solo”, Nueva Expresión, Buenos Aires, 1961. “Gotán” (1956-1962), La Rosa Blindada, Buenos Aires, 1962. (Reeditado en 1996) “Cólera Buey”, La Tertulia, La Habana, 1965. (Reeditado en 1994) “Los poemas de Sidney West”, Galerna, Buenos Aires, 1969. (Reeditado en 1995) “Fábulas”, La Rosa Blindada, Buenos Aires, 1971. “Relaciones”, La Rosa Blindada, Buenos Aires, 1973. “Hechos y Relaciones”, Lumen, Barcelona, 1980. “Si dulcemente”, Lumen, Barcelona, 1980. “Citas y Comentarios”, Madrid, Visor 1982. “Hacia el Sur”, Marcha, México, 1982. “Com/posiciones” (1983-1984), Ediciones del Mall, Barcelona, 1986. “Interrupciones I”, Libros de Tierra Firme, Buenos Aires, 1986. “Interrupciones II”, Libros de Tierra Firme, Buenos Aires, 1988. “Anunciaciones”, Visor, Madrid, 1988. “Carta a mi madre”, Libros de Tierra Firme, Buenos Aires, 1989. “Dibaxu”, Seix Barral, Buenos Aires, 1994. “Salarios del impío”, Libros de Tierra Firme, Buenos Aires, 1993. “Incompletamente”, Seix Barral, Buenos Aires, 1997. “Valer la pena”, Seix Barral, Buenos Aires, 2001. “País que fue será”, Seix Barral, Buenos Aires, 2004. Juan Gelman, esperanza, utopía y resistencia. Pablo Montanaro. Ediciones Lea. 2006.
Anthologies poétiques
“Poemas”, Casa de las Américas, La Habana, 1960. (Al cuidado de Mario Benedetti y Jorge Timossi) “Obra poética”, Corregidor, Buenos Aires, 1975. “Poesía”, Casa de las Américas, La Habana, 1985. (Prólogo y selección de Víctor Casaus) “Antología poética”, Vintén, Montevideo, (1993). (Selección, prólogo y bibliografía completa de Lilián Uribe) “Antología personal”, Desde la Gente, Instituto Movilizador de Fondos Cooperativos, Buenos Aires, 1993. “En abierta oscuridad”, Siglo XXI, México, 1993. “Antología poética”, Espasa Calpe, Buenos Aires, 1994. (Selección y prólogo de Jorge Fondebrider) “De palabra” (1971-1987). Prólogo de Julio Cortázar, Visor, Madrid, 1994.
Prose
“Prosa de prensa”, Ediciones B, España, 1997. “Ni el flaco perdón de Dios/Hijos de desaparecidos” (En coautoría con Mara La Madrid), Planeta, Buenos Aires, 1997. “Nueva prosa de prensa”, Ediciones B Argentina, Buenos Aires, 1999. “Miradas”, Seix Barral, Buenos Aires 2005.
(Source : notice bio-bibliographique publiée sur Tlaxcala en 2007)

samedi 11 janvier 2014

Disparition du bulldozer le plus cher de l'histoire-Les trois vies d'Arik : tueur décoré, politicien culotté, légume assisté


par FG, 11/1/2014
Ariel Sharon est enfin officiellement mort, à 85 ans, ce samedi 11 janvier 2014. Depuis 8 ans, il était réduit à l'état de sous-légume, maintenu artificiellement en vie pour la modique somme de 296 000 Euros par an, en grande partie aux frais des contribuables d'Israël. Ses huit années de coma entretenu auront donc coûté 2 millions et demi d'Euros. Les Israéliens, à commencer par Bibi Nétanyahou, l'avaient déjà enterré. Oublié le "héros" de toutes les guerres d'agression et de conquête sionistes, celui qu'on avait surnommé "le Bulldozer". Il avait dit un jour à des journalistes britanniques :"Même les moutons ont peur de moi".
"Normalement", Ariel Sharon aurait du mourir à l'infirmerie de la prison néerlandaise où sont détenus les criminels de guerre condamnés par la Cour Pénale Internationale, ou bien mourir dans une infirmerie de prison israélienne après avoir été condamné, par exemple, pour les pots-de-vin touchés du businessman Martin Schlaff.
Mais il n'y a pas de normalité en ce qui concerne Israël, "seul-État-démocratique-du-Moyen-Orient" (avec guillemets) et seul État doté d'armes nucléaires du Moyen-Orient (sans guillemets).
Ariel Scheinermann était né le 26 février 1928 dans le moshav de Kfar Malal d'un père agronome polonais et d'une mère biélorusse. Donc un vrai Sabra. Il commence sa carrière de tueur sioniste très jeune et participe à la guerre de 1948 dans la Haganah. Ensuite il gravit les échelons dans la nouvelle armée israélienne, Tsahal, au fil des guerres et des campagnes de nettoyage. Les premiers crimes de guerre qu'il ordonne contre des civils palestiniens remontent à 1952, lorsqu'il est à la tête de l'Unité 101, première unité de forces spéciales sionistes, qui deviendra mondialement célèbre après le massacre de 70 habitants du village de Qibya (Cisjordanie) le 14 octobre 1953.
"Arik" s'illustrera en 1956, lors de l'expédition de Suez" par le massacre de plus de 200 prisonniers égyptiens et civils soudanais attribué au 890ème régiment de parachutistes qu'il commande. Devenu un "héros de guerre" au cours de l'occupation du Sinaï en 1967, il effectue le sale boulot dans la Bande de Gaza, où ses hommes, de 1971 à 1973, tuent plus de cent civils palestiniens et en capturent plusieurs centaines, au nom, bien sûr, de la lutte contre le "terrorisme".
Sacré de nouveau "héros" de la guerre d'octobre 1973, pour avoir provoqué la capitulation de la 3ème armée égyptienne, il entre alors en politique. Il utilisera sur ce terrain les méthodes développées dans ses guerres, pratiquant l'attaque-surprise et la ruse brutale propres au Blitzkrieg. Ministre de la Défense en 1982, il supervise l'invasion du Liban et le "nettoyage" de Beyrouth, au cours duquel les miliciens libanais de la droite chrétienne procèdent au massacre de civils dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. Sharon suivra personnellement le massacre à la jumelle depuis une terrasse avec vue plongeant sur les camps.
En 2000, il monte une provocation – une visite sur l'Esplanade des Mosquées à Jérusalem, alors qu'il est ministre des Affaires étrangères – qui déclenchera la 2ème Intifada. Premier ministre à partir de 2001, il a une première attaque cérébrale en décembre 2005 et une seconde en janvier 2006, ce qui provoque sa destitution pour inaptitude à gouverner le 14 avril 2006. Il entre alors dans la dernière phase de sa vie, celle de légume.
Véritable figure gargantuesque – il commençait sa journée par une omelette de 24 œufs -, Ariel Sharon laissera le souvenir de tout ce qu'il y a de plus haïssable dans l'absurde projet sioniste. Il brûlera éternellement en enfer.

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- Sharon? Votez Sharon…
- Qu'est-ce qu'il y a qui va pas ? Vous n'avez jamais vu un politicien embrasser un bébé ?

Caricature de Dave Brown publiée par The Independent (R-U) en janvier 2003, et désignée Caricature de l’Année (2003) par la British Political Cartoon Society.

dimanche 5 janvier 2014

2013 vu de Tunisie : les ânes s'accrochent à leurs fauteuils, les loups et les renards préparent leur retour



par Rym Ben Fradj & Fausto Giudice,
spécial pour La Pluma, 30/12/2013

Pour celles et ceux d'entre nous qui (sur)vivent à l'extrémité nord-est du continent africain, un premier constat global s'impose : le coût de la vie n'a cessé d'augmenter et le prix de la vie de baisser, tandis que le seul produit dont la consommation a explosé, c'est …la bière nationale (dont les islamistes au pouvoir, loin de l'interdire, ne font qu'augmenter les taxes pour financer le budget du…ministère des …Affaires religieuses…). En tout cas, nous sommes toujours en vie, grâce à…(cocher la bonne mention). Revue de détail.

Commençons par la fin de l'année. En cette fin d'année, une seule bonne nouvelle : les employés des impôts, qui mènent depuis des mois des grèves perlées de 2 heures par jour, cesseront entièrement le travail les 30 et 31 décembre, ce qui laisse un répit aux mauvais payeurs (ce qui, ici, est un pléonasme) jusqu'au jeudi 2 janvier.

En novembre, une délégation du FMI est venue nous voir (enfin, pas nous personnellement) et a déclaré : "Au vu de la situation, on ne va pas pouvoir vous accorder la deuxième tranche du crédit de 1,7 milliard de dollars". Extrait du communiqué n° 13/482 : "Des chocs exogènes et endogènes importants ont posé de sérieux défis à l’économie tunisienne. La longue gestation du processus de transition politique ainsi que des incidents sécuritaires ont eu un impact négatif sur la confiance dans l’économie tunisienne, se traduisant par un ralentissement de la croissance, un retard dans la mise en place des réformes et un prolongement de l’attentisme des investisseurs". Les prévisions de croissance des Washington Boys pour 2014 : 2,7% contre 4% initialement prévus. La situation qui effraye même les tontons de la Banque mondiale et du FMI peut se résumer en un mot : blocage. Bref, le pays pédale dans la semoule

L'Assemblée nationale constituante issue des élections du 23 octobre 2011 aurait du adopter la nouvelle Constitution dans les 12 mois de sa brève existence, après quoi on aurait eu droit à des élections générales, législatives et présidentielle, prévues pour l'automne 2012. Plus d'un an plus tard,  mathamma chei, ou comme disent les Algériens, oualou. Du vent, du vent, du vent : pas de Constitution, pas d'élections. Au lieu de cela, un "dialogue national" made in China (expression tunisienne pour désigner quelque chose qui ne fonctionne pas, comme les portables, les chargeurs, les cartes-mémoire, les jouets, bref toute la camelote qui arrive par containers entiers au port de Radès).
Ce "dialogue national" avait été lancé suite aux protestations déclenchées par l'assassinat, en juillet dernier, du nationaliste nassérien Mohamed Brahmi, un des responsables du Front populaire, qui regroupe une douzaine de groupuscules de gauche et d'extrême-gauche. Auparavant, en février, Chokri Belaïd, autre responsable du Front populaire, avait inauguré la série des cadavres exquis. Les protestations suite à ces deux assassinats ont été rapidement récupérées par les vieux loups et renards bourguibistes du parti qui se présente comme la seule alternative aux islamistes, Nidaa Tounes (L'Appel de Tunisie). Ce parti, véritable auberge tunisienne, est un ramassis hétérogène de vieux caciques destouriens, d'ex-rcdistes (le RCD était le parti de Ben Ali), d'ex-communistes et de transfuges de divers autres partis, le tout sous l'étendard de la laïcité. Il est parvenu à prendre la direction des opérations lors des protestations qui se sont exprimées par un sit in devant le siège de l'Assemblée au Bardo, créant un Front de Salut National, auquel le Front populaire s'est intégré, une fois débarrassé du seul opposant à cette alliance, Chokri Belaïd. Ce qui n'est pas sans poser des problèmes aux militants d'extrême-gauche, dont une bonne partie ne sont pas prêts à vendre leur âme en échange d'un hypothétique fauteuil de ministre pour le chef suprême du Front populaire, Hamma Hammami, un marxiste-léniniste de tendance…pro-albanaise.
Et voilà donc cette opposition hétéroclite embarquée dans une campagne exigeant la démission d'un gouvernement dont on se demande d'ailleurs ce qu'il gouverne, à part les comptes en banque de ses ministres, et la démission de l'Assemblée, ce qui relève de la plus pure utopie. Tout Tunisien interrogé dans la rue vous dira que la seule chose qui intéresse les députés de cette assemblée transitoire, ce sont leurs 4 500 Dinars (= 2000 €) par mois et les diverses gratifications que leur poste leur rapporte. Quant aux ministres, ils s'accrochent à leurs fauteuils comme le naufragé à sa bouée, et font le forcing pour placer leurs proches. Bref, pour le dire avec les mots de la rue tunisienne, un "gouvernement d'ânes", incapable de diriger une administration laissée en roue libre – slogan : "Revenez demain ou bien payez". Parmi les nombreux exemples anecdotiques de cette ânerie : un secrétaire d'État a souhaité un bon réveillon de Nouvel An (chrétien) à…la "minorité juive en Tunisie"….

"Nahna najamou zitoun, ou entouma tbaatou fi sheratoun" ("Nous on ramasse les olives, vous, vous passez la nuit au Sheraton") : ce fut le slogan lancé par des diplômés chômeurs en réponse à la proposition du ministre du Travail et de l'Emploi qui avait déclaré que ce n'était pas sa tâche de procurer du travail aux chômeurs et avait proposé aux diplômés dans cette situation d'aller ramasser des olives. Pendant ce temps, le ministre barbu des Affaires étrangères, nommé Bouchlaka ("=le père la savate), beau-fils de l'Émir –Rachid Ghannouchi, guide suprême des islamistes au pouvoir –détenteur d'un doctorat inexistant, et l'un des rares Tunisiens à ne parler qu'une seule langue, avait été au centre d'un scandale à la DSK, une nuit passée à l'hôtel Sheraton faisant face au ministère, aux frais de ce même ministère, avec une dame de sa connaissance, bien sûr voilée.
Les alliés "laïcs" des islamistes au sein de la "troîka" au pouvoir ne sont pas en reste. Madame Badi, ministre de la Femme, interpellée sur sa consommation rétribuée de 1000 litres d'essence par mois, a répondu :"Ceux qui ne sont pas  contents n'ont qu'à aller boire l'eau de la mer".

Face au blocage institutionnel, les grandes maisons (syndicat des patrons, syndicat des salariés, Ligue des droits de l'homme) ont amené gouvernement et opposition à instaurer un dialogue national, qui, en cette fin d'année n'a toujours pas abouti. Les Tunisiens auront-ils l'honneur de retourner aux urnes en 2014 ? Même si c'est le cas, beaucoup d'entre eux, durablement dégoûtés par les élections de 2011, ne se dérangeront même pas pour aller voter.

Frappés en 2013 par des évènements sinistres* dignes de l'ancienne dictature, les Tunisiens, frustrés de leur révolution inaboutie de 2011 –deux Tunisiens sur trois souffrent de dépression -, rongent leur frein et risquent, en 2014 d'étonner une nouvelle fois le monde.
* Violences policières de masse, morts sous la torture (dont un "par overdose de haschich", ça ne s'invente pas), viols policiers, arrestations arbitraires d'artistes et de militants, actes de terrorisme manipulé. Rien qu'en septembre 2013, on a enregistré 37 agressions contre 53 journalistes. Lire Rapport sur les violations commises sur la presse en Tunisie au cours du mois de septembre 2013.

Les auteurs sont éditeurs à Tunis

Images de ZED, artiste tunisien